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25 mai 2012

L’essai et la revue du jour/France culture, 25 mai 2012

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Au seuil des années 60, un historien américain observe la montée de la culture de l’image et l’essor de la société de consommation. Il met en perspective les phénomènes qu’il étudie et le passé récent, l’évolution rapide des moyens techniques et des mentalités qui ont créé les conditions de ce qu’il considère une révolution de l’image, qui a produit dans la culture américaine une substitution de l’image à l’expérience de la réalité, on dirait aujourd’hui du virtuel au réel. Daniel Boorstin porte le regard de l’historien et du sociologue à la fois, ce qui a fait de son livre un classique de la sociologie américaine. Mais il sait prendre les accents du moraliste Grand Siècle pour dénoncer les dérives du système, ce qui lui a aussi valu une réputation de passéiste ou de conservateur, voire de réactionnaire selon Marshall Mac Luhan. Le livre, paru en 1962, a suscité la polémique. Pourtant des auteurs comme Jean Baudrillard ou Guy Debord ont reconnu leur dette à son égard, l’un pour ses analyses de la société de consommation, l’autre pour La Société du spectacle. Et à lire ou relire ce livre aujourd’hui on est frappé par l’acuité et l’actualité du diagnostic, que l’évolution ultérieure n’a fait que confirmer.

C’est une hypertrophie de nos besoins, ce que Boorstin appelle des « attentes démesurées », qui serait à l’origine de cette fuite en avant : toujours plus de nouvelles dans le journal, de nouveaux héros à chaque saison, des chefs d’œuvre littéraire à chaque rentrée, des voitures compactes spacieuses et des voitures de luxe économiques, des voyages exotiques en toute sécurité et l’aventure à bon marché. Face à cette demande en partie suscitée par lui, un système tentaculaire propose ses artifices : des célébrités renommées pour leur renommée, des best-sellers qui se vendent parce qu’ils se sont vendus, des informations pour meubler le néant, ce que l’auteur appelle des « pseudo-événements », le « storytelling » avant la lettre. En historien amoureux des faits, il appuie sa critique sur un examen des conditions matérielles qui ont rendu possible cette évolution, la fabrique de ces simulacres à l’échelle industrielle.

Il rappelle que le journalisme américain, qui s’est développé avec la conquête de l’Ouest, était à l’origine une entreprise publicitaire : il s’agissait, dans chaque nouvelle ville, de « faire l’article » pour attirer investisseurs et résidents, et de créer de toutes pièces une opinion publique inexistante. Du coup la croissance de ces titres est vite devenue exponentielle, leur course à l’événement effrénée et le bon journaliste, « celui qui débusque une histoire à raconter, même s’il n’y a ni tremblement de terre, ni assassinat, ni guerre civile ». Daniel Boorstin y voit « le symptôme d’une transformation radicale de notre rapport aux événements ». Pour prendre la mesure de cette transformation, il revient sur l’histoire du premier journal américain, fondé à Boston en 1690 et qui se présentait comme un mensuel, sauf si, comme l’annonçait son rédacteur en chef, « les événements venaient à se bousculer », auquel cas on aurait augmenté la périodicité. Mais ce journaliste pensait encore qu’il n’était pas maître de l’accélération des événements. Aujourd’hui, le storytelling applique à la lettre la vantardise de Napoléon auquel on objectait que les circonstances n’étaient pas favorables au déclenchement d’une campagne : « Les circonstances, c’est moi qui les crée ». Le conseiller en communication a fait de cette formule une règle d’or. Un homme politique peut refuser de rencontrer tel ou tel groupe de pression, il se dérobe rarement à la presse et même dans ce cas le refus peut devenir une info. De même la formule « no comment » est une façon de divulguer un message, et elle peut être commentée à l’infini.

Boorstin cite le cas d’un politique passé maître dans l’art de créer de « pseudo-événements » et de faire parler de lui : le sénateur Mc Carthy. Il avait inventé la conférence de presse matinale pour annoncer la tenue d’une conférence de presse dans l’après-midi, où il espérait pouvoir communiquer aux journalistes une nouvelle sensationnelle qu’ils pourraient diffuser le lendemain matin. Les journaux de l’après-midi titraient donc que « d’importantes révélations » de Mc Carthy étaient attendues. Si le sénateur avait une information, il la livrait mais la plupart du temps c’était du vent. Il avançait alors n’importe quel prétexte pour calmer le jobard. Résultat, les manchettes des journaux du matin relayaient un « Retard dans les déclarations attendues de Mc Carthy » et parfois la « recherche d’un témoin mystérieux ».

Tout ça forme un monde de simulacres qui crée l’illusion d’être satisfait. La télévision a développé jusqu’au paroxysme cette alliance objective entre l’attente d’événements ou de nouvelles stars et l’industrie de la contrefaçon de la réalité. « Les Etats-Unis sont réputés pour être le lieu où l’impossible est à peine moins facile à réaliser que le difficile. A l’apogée de leur puissance, ils font face à une menace nouvelle. Il ne s’agit pas de la lutte des classes, du fanatisme idéologique, de la pauvreté, des épidémies, de l’ignorance ou de la tyrannie. Ce qui les menace, c’est l’irréalité ».

Jacques Munier, 25 mai 2012

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