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19 juin 2017

L’indignation, de la place à la mairie

Le livre du journaliste Ludovic Lamant raconte comment le mouvement des indignés a investi le pouvoir municipal en Espagne

Imaginez qu’une membre du Comité populaire Saint-Jean-Baptiste devienne mairesse de Québec. Ou que le militant Jaggi Singh soit élu maire de Montréal! C’est un peu ce qui s’est passé en Espagne au printemps 2015, alors que l’ancienne squatteuse Ada Colau et la juge antifranquiste Manuela Carmena sont maintenant à la tête de Barcelone et Madrid. Un nouvel ouvrage trace les portraits de ces mairies rebelles inspirées… et inspirantes.

C’est une Espagne « austère » qui s’est réveillée le 15 mai 2011 sur la « Puerta del Sol » à Madrid. Des milliers de personnes avaient décidé de camper sur les lieux, une pratique qui a essaimé par la suite, du mouvement « Occupy » à Nuit debout plus récemment en France. Le journaliste Ludovic Lamant se trouve sur la place quand émerge le mouvement surnommé « 15-M » par les « indignados ». Envoyé par le site d’information français Mediapart, il rencontre pendant trois semaines des personnalités qu’il décide de revenir voir chaque année depuis.

« J’étais très énervé à l’époque parce qu’on ne parlait que de Podemos », se rappelle Ludovic Lamant, rejoint par Skype en octobre 2016 alors qu’il était en reportage aux Pays-Bas. « Mais c’est toute une génération qui a connu 2011 et qui continue de se développer, d’inventer des choses. Et moi dans tout ça, c’est l’expérience municipale qui a attiré mon attention. »

Le journaliste est donc parti maintes fois à la rencontre des dizaines de femmes et d’hommes des marées citoyennes qui sont depuis mai 2015 à la tête des villes comme Cadix, La Corogne, Saragosse, Valence, Barcelone et Madrid afin de mettre les idées élaborées sur la « Puerta del Sol » à exécution.

Femmes sans fard

Lamant emprunte dans Squatter le pouvoir le passage obligé du destin de femmes d’exception pour aborder ces plateformes citoyennes inédites. À commencer par Ada Colau, militante anticapitaliste et contre les expulsions immobilières, devenue mairesse de Barcelone, une ville de la même taille que Montréal. Elle gère aujourd’hui un budget de près de 3 milliards d’euros par an et environ 9000 fonctionnaires. La « mairesse la plus radicale au monde », selon le quotidien The Guardian, a apporté avec elle les pratiques du mouvement des places : longues discussions publiques, rotation des organisateurs et de modérateurs des débats, propositions adoptées par consensus, etc.

Ce sont les mêmes rituels « indignés » qu’a utilisés la juge et ancienne conseillère pour les victimes d’abus policiers, Manuela Carmena. Grâce à sa tournée « Gouverner en écoutant » et un travail de longue haleine avec ses militants « 15-M » , elle a pris le pouvoir de Madrid, 3e plus grande ville de l’Union européenne en nombre d’habitants (3,2 millions). Comme Colau, elle a choisi d’abaisser son salaire ou de redonner un excédent à des ONG. Carmena s’est opposé à une « administration avec privilèges », a débaptisé plusieurs rues et monuments inspirés par des figures du franquisme, en plus de lutter concrètement contre les expulsions de ménages endettés.

Rebelles et indépendantistes

Ludovic Lamant se défend d’avoir concocté un manuel pour militants pressés ou évacué certaines thèses, même s’il cite amplement Rancière ou le Comité invisible : « C’est un livre à la première personne au singulier. On n’a pas voulu que ce soit trop lourd. L’histoire du Dire vrai de Foucault, c’est ce que j’ai senti là-bas en Espagne. Le rôle de ce livre c’est documenter des pratiques pour les débats dans le monde, ailleurs où ça peut servir », dit-il.

Méthodes nouvelles et européennes certes, mais qui sonnent des cloches au Québec, à savoir qu’il existe une réelle « porosité entre les mouvements indépendantistes et les plateformes citoyennes ». Le journaliste rappelle que c’est « en 2012, un an après les indignés, que le rassemblement de la fameuse Diada, ralliement des indépendantistes, décolle véritablement, passant de quelque 10 000 personnes en 2011 à près de 1 million en 2012 ».

Si plusieurs alliances ont eu lieu dans des mairies « du changement », l’indépendance est souvent mise en arrière-plan parce qu’elle réfère à l’ancienne façon de faire la politique. À la tenue d’un référendum sur l’indépendance, Ada Colau avait écrit : « J’ai voté [oui], bien que je ne sois ni nationaliste ni indépendantiste. Je ne me suis jamais intéressée à la création de nouveaux États. Au contraire, j’aimerais travailler à leur dépassement. »

Les craintes

La « remunicipalisation » des villes, comme on dit en Espagne, ne s’accompagne pas sans heurts. Au niveau national, la droite gouverne et met de solides bâtons dans les roues de ces mairies. De plus, des contrats de privatisation des services publics lient les mains de plusieurs élus. « Des maires me disaient, on a de l’argent pour un ou deux avocats, mais les multinationales ont des cabinets entiers, on ne peut pas concurrencer », raconte Lamant.

Or, ce qui inquiète davantage le journaliste, c’est qu’il reste moins de gens hors des institutions pour contester : « Alors que la droite dure est toujours au pouvoir et continue ses réformes structurelles, c’est la où on devrait avoir des gens dans la rue [pour contester des projets de loi], mais ils ne sont plus là, ils sont à la mairie. »


Quelques maires « rebelles » en Espagne

Manuela Carmena, ancienne avocate et juge émérite du Tribunal suprême d’Espagne, mairesse de Madrid (environ 3,2 millions d’habitants), capitale et la plus grande ville du pays

Ada Colau, militante sociale, fondatrice et porte-parole de la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire et mairesse de Barcelone (environ 1 605 000 habitants), capitale administrative et économique de la Catalogne

Martiño Noriega Sánchez, ancien médecin, politicien nationaliste de gauche et maire de Saint-Jacques-de-Compostelle, capitale politique de la Galice (environ 95 000 habitants)

Xulio Ferreiro, magistrat qui s’est d’abord illustré dans les luttes syndicales étudiantes et les mouvements de solidarité nés après la marée noire du « Prestige » en 2002 et maire de La Corogne (environ 246 000 habitants), la plus importante ville de Galice (Nord-Ouest du pays)

Jorge Juan Suárez Fernández, ancien syndicaliste et maire de Ferrol, l’un des ports les plus pauvres de Galice (environ 69 000 habitants), dans le nord-ouest du pays

Joan Ribó, professeur, écologiste, membre de la Coalition engagement et maire de Valence (environ 786 189 habitants) située dans l’est du pays sur la côte méditerranéenne

José María González, professeur d’histoire qui s’est battu contre les coupes budgétaires dans l’éducation et maire de Cadix, capitale de la province de Cadix dans le sud-ouest extrême de l’Europe continentale (environ 124 000 habitants)

Marie-Pier Frappier, Medium, 19 juin 2017

Lisez l’original ici.

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