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16 octobre 2019

Il ne faut jamais lire les commentaires

Débats entre électoralistes et abstentionnistes

Je sais : il ne faut pas lire les commentaires sur les forums de discussion sur le Web, pour éviter le découragement, voire l’abattement et les blessures d’ego. Mais j’ai un certain ego, comme la plupart des auteurs de livres. Je n’ai donc pu m’empêcher de lire les réactions à une entrevue que j’ai accordée suite à la sortie d’un essai sur l’abstention électorale.

J’y interroge, entre autres, la stigmatisation ciblant les abstentionnistes, souvent présentés comme des égoïstes apathiques et un peu stupides politiquement, alors que voter serait un geste réfléchi, rationnel, voire responsable et sacré. J’étais donc curieux de constater si j’étais moi-même accusé d’hérésie parce que je confessais mon vice politique. Je profite maintenant de ce billet pour répondre à certains de ces commentaires (mais je vous épargne les messages reçus directement à mon adresse courriel de l’UQAM, où j’enseigne la science politique, qui m’accusaient d’être irresponsable et d’endoctriner la jeunesse).

« Gogauche de l’UQAM »

Des commentaires ironiques m’ont qualifié de «fonctionnaire anarchiste» et m’ont associé à la «gogauche de l’UQAM». Ce type d’attaque survient dès que je prends la parole publiquement. Qu’on présente ainsi l’UQAM comme déconnectée du «vrai monde» m’a toujours semblé curieux. L’UQAM est l’université francophone qui attire le plus de jeunes qui sont les premiers de leur famille à entrer à l’université. L’UQAM est donc bien plus proche du «vrai monde» que l’Université Laval ou l’Université de Montréal. Sans oublier que le gouvernement de François Legault compte quatre ministres diplômés de l’UQAM, et pas des moindres : Éric Girard, ministre des Finances (eh! oui…), Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur, et Nadine Girault, ministre des Relations internationales et de la Francophonie et Marguerite Blais, l’ex-ministre libérale maintenant ministre responsable des Ainés. Je vous jure que je n’ai pas voté pour ces ministres, malgré leur lien avec l’UQAM!

« Menace totalitaire »

Des commentaires plus sérieux prétendaient que l’abstentionnisme affaiblit le régime parlementaire et ouvre la voie au totalitarisme. Le régime parlementaire a pourtant bien fonctionné très longtemps sans que les femmes (50% de la population) et les hommes trop pauvres aient le droit de voter. Le taux de participation n’affecte donc pas le fonctionnement du régime parlementaire. Il peut lever ses impôts, adopter ses lois, mener ses guerres, remplir ses prisons, fermer ses frontières et ne pas sauver la planète, que le gouvernement soit élu par 25% ou 30% de l’électorat. Quant au totalitarisme, le problème est du côté de l’électorat qui a voté pour Hitler en 1933, ou pour Trump aux États-Unis et Bolsonaro au Brésil, et pour tous les autres partis d’extrême droite (Hongrie, Italie, etc.).

« S’abstenir, c’est accepter le choix des autres »

Peut-être. Mais pas plus que de voter pour des parlementaires qui nous gouverneront pendant quatre ans. En réalité, l’élection marque la consécration du principe qui consiste à laisser quelques individus nous imposer leur volonté. Que vous votiez ou non, ce sont d’autres qui décident pour vous, qui vous gouvernent. Sans compter que la majorité de l’électorat vote pour des partis vaincus, le soir de l’élection.

« Les politiques ne se préoccupent pas des abstentionnistes »

Peut-être. Mais les votes ne se traduisent pas nécessairement en politiques publiques et sociales. Des personnes marginalisées et très pauvres expliquent d’ailleurs que voter ne leur sert à rien, car c’est toujours la même merde, quel que soit le parti au pouvoir. En Afrique du sud, par exemple, la campagne No Land! No House! No Vote! a été initiée par le Mouvement des sans-terre, qui propose de boycotter les élections tant que l’État n’assurera pas pour tout le monde un domicile décent et un lopin de terre. En Israël, des citoyens arabo-musulmans déclarent ne jamais vouloir participer aux élections, pour ne pas cautionner un régime injuste et oppressif. Tout comme les Mohawks au Canada.

« Si tu ne votes pas, tu ne peux pas te plaindre »

J’avoue n’avoir jamais saisie en quoi la liberté d’expression est assujettie au vote. L’humoriste irrévérencieux George Carlin suggère de prendre le problème à l’envers, considérant que les gens qui votent ne devraient pas avoir le droit de râler, puisqu’ils sont responsables des mauvaises décisions et des mauvaises politiques. Les abstentionnistes n’en sont pas responsables et gardent donc leur droit de se plaindre des parlementaires, mais aussi de l’électorat qui a fait un si mauvais choix.

« Des gens sont morts pour le droit de vote »

C’est vrai, dans certains pays. Mais les parlementaires ont aussi ordonné la mise à mort de bien des hommes et des femmes qui proposaient de réorganiser la société sans chefs, c’est-à-dire sans parlementaires ni patrons, sur le mode de l’autogestion et de la démocratie directe. L’histoire du parlementarisme est marquée par des massacres pour défendre le pouvoir de l’«aristocratie élue». Sans compter les guerres menées au nom de la «démocratie» qui ont entrainé des dizaines de milliers de morts parmi la population civile (Afghanistan, Irak, etc.). À chacun ses martyrs.

« On peut à la fois voter et s’engager socialement »

Certes, mais le jeu électoral est un immense gaspillage d’énergie, de temps et d’argent. On se met à rêver à tout ce que les mouvements sociaux et populaires pourraient accomplir avec ces énergies militantes, ce bénévolat, tout cet argent que l’État et les partis gaspillent en campagne électorale et à longueur d’année pour entretenir les parlementaires et leur équipe. L’électoralisme empêche la réalisation de la vraie démocratie, directe et décentralisée.

« Et si personne ne votait? »

C’est un argument sans fondement, puisqu’on sait que cela n’arrivera jamais (malheureusement).

« Je ne voterai pas pour Francis Dupuis-Déri »

Voilà sans doute le commentaire le plus sensé qui m’ait été adressé. Rassurez-vous, je ne voterai pas non plus pour moi : j’ai peut-être un gros ego, mais je ne suis pas fou!

Francis Dupuis-Déri, Ricochet, 16 octobre 2019

Photo: Pawel Czerwinski

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