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23 janvier 2016

Gabriella Coleman: dans les méandres d’Anonymous

Comme les anthropologues qui passent plusieurs années dans un village éloigné de la civilisation pour étudier ses habitants, l’anthropologue Gabriella Coleman a «habité» les coulisses du web pour comprendre et expliquer le fonctionnement de la nébuleuse Anonymous.

Au fil du temps, elle est devenue LA spécialiste, accordant près de 300 entrevues aux médias pour expliquer ce mouvement qui n’en est pas vraiment un. Directrice de la Chaire Wolfe en littératie scientifique et technologique à l’Université McGill, elle publie ces jours-ci la traduction française de son livre, la somme de trois années de recherche et de beaucoup d’heures passées devant son ordinateur. La Presse l’a rencontrée.

Comment est né votre intérêt pour Anonymous?

À la fin de 2008, j’ai été intéressée par leur action contre l’Église de scientologie, mais honnêtement, je croyais qu’il s’agissait d’un accident de parcours. Je me disais que la scientologie était la cause parfaite pour des geeks et des hackers qui, à l’époque, avaient l’air de petits trolls méchants, sans plus.

Je m’intéressais déjà à l’activisme politique alors quand leurs actions se sont transformées en mouvement global, j’ai été très surprise. J’ai commencé à donner des conférences sur le sujet, et certains participants d’Anonymous les ont vues et ont conclu que je savais de quoi je parlais. Ça m’a ouvert des portes et c’est ainsi que j’ai eu un accès privilégié à ce qui s’y tramait.

Comment décririez-vous Anonymous en quelques mots?

C’est un pseudonyme ou un nom que n’importe qui peut utiliser librement. Au cours des cinq dernières années, il a été adopté par plein de groupes sans aucun lien entre eux, et par des individus qui voulaient participer à toutes sortes d’actions politiques.

Qui est Anonymous? On ne peut pas parler de membres puisqu’il ne s’agit pas d’une organisation comme telle, mais qui participe à leurs actions?

On y retrouve des gens pour qui l’action politique est importante: des militants, des étudiants, quelques universitaires. Il y a des gens qui y vont une fois, pour une action précise, et d’autres qui restent plus longtemps et leur vie devient intimement liée à ça. En gros, leur action peut prendre deux formes: aider une cause qui a besoin de visibilité ou aider une cause sociale.

En écrivant ce livre, je voulais montrer que, malgré son côté mouvant, il y a aussi des points de stabilité au sein d’Anonymous, des gens qui travaillent ensemble et en même temps, un dynamisme, un mouvement extrême. C’est une dialectique qui m’intéresse.

Vous expliquez dans votre livre qu’Anonymous est devenu militant par accident?

Oui, ce qui s’est produit est en quelque sorte une aberration historique bien qu’avec le recul, je pense qu’on peut en faire une histoire cohérente. Prenons leur première véritable action, une vidéo d’Anonymous qui se moquait de l’Église de scientologie. Imaginons un instant que la vidéo ne soit pas devenue virale. Les hackers auraient poursuivi leur campagne de harcèlement et seraient passés à autre chose. En même temps, je crois qu’il y a quelque chose de très puissant à propos d’Anonymous et de l’idée d’anonymat à notre époque. Disons que s’ils s’étaient présentés comme les « Hells Rangers », l’issue aurait été sans doute différente. Mais ils ont agi anonymement et au sein des groupes de discussion il y avait une certaine éthique ainsi qu’une volonté qu’aucun individu ne prenne le crédit pour une action signée Anonymous. Il y a quelque chose de cet esprit qui est resté et qui s’est poursuivi par la suite.

Anonymous prône l’anonymat, mais, en même temps, ne recherchent-ils pas aussi une certaine reconnaissance?

Tout à fait. Il y a des mouvements qui refusent carrément la présence ou la proximité de journalistes et d’universitaires, alors qu’Anonymous aime que les gens de l’extérieur comme moi parlent d’eux et fassent des reportages. Ils sont d’ailleurs très bons pour créer leur propre imagerie. J’aurais aimé l’inclure dans mon livre, mais comme tout était en basse résolution, mon éditeur n’a pas voulu! (rires)

N’y a-t-il pas un danger d’être manipulé par quelqu’un de l’extérieur quand tout le monde agit anonymement?

Ce n’est pas différent qu’au sein d’un mouvement militant où les gens se rencontrent en personne. Je pense par exemple à Mark Kennedy, ce super-militant britannique très connu qui s’est avéré être un policier. De 2003 à 2010, il a infiltré des groupes militants, a noué des liens, il a même fait des enfants avec certaines militantes. Je crois en fait qu’on peut mieux se protéger en ligne car on n’entretient pas de relations à l’extérieur, donc il y a moins de danger d’établir des relations personnelles.

Par contre, il est vrai que certaines opérations ont fait sourciller des gens. L’action d’Anonymous contre le groupe armé État islamique a-t-elle été pilotée par le gouvernement américain qui aurait envoyé un des siens pour exercer une influence au sein d’un groupe de discussion? C’est difficile à dire, en effet.

On vous a reproché votre manque d’objectivité parce que vous avez été assez proche de certains membres d’Anonymous. Qu’en dites-vous?

Il faut comprendre l’approche d’un anthropologue. Pour nous, les données empiriques sont très importantes. Il ne s’agit pas d’une expérience abstraite comme en psychologie, nous nous consacrons entièrement à la communauté que nous étudions. Or, si tu passes cinq ans à étudier une communauté, mieux vaut que tu l’aimes.

Je crois avoir été très transparente à ce propos dans mon livre. J’ajouterais qu’Anonymous était le candidat parfait pour être dépeint comme une organisation cyberterroriste. Or, je voulais que mon livre montre que ses membres ne sont pas là pour terroriser les gens. C’était important pour moi de les présenter comme des militants légitimes. Certains en ont conclu que j’étais biaisée.

En choisissant de ne pas parler des activités illégales d’Anonymous, votre portrait est incomplet, non?

Oui, c’est la partie manquante, j’en suis consciente. Mais il fallait que je me protège car en tant qu’universitaire, je ne bénéficiais d’aucune protection particulière. Comme je ne voulais pas me faire arrêter, je me suis tenue loin des groupes de discussion plus litigieux.

On m’a toutefois fourni certaines retranscriptions de ces groupes de discussion afin que j’en fasse mention dans le livre. J’espère en obtenir d’autres un jour afin d’avoir un portrait plus complet.

Nathalie Collard, La Presse, 23 janvier 2016

Voir l’original ici.

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