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11 novembre 2017

Naomi Klein. « Trump et son équipe veulent simplement gagner le plus d’argent possible »

Le phénomène Trump ne vient pas de nulle part, selon Naomi Klein, il est le produit de décennies de crises d’un capitalisme prédateur. Avec une rare férocité, Trump soigne une oligarchie spécialisée dans le saccage des classes paupérisées et moyennes comme de l’environnement. Le dernier livre (*) de la journaliste et auteure, conçu autant comme un outil de résistance que d’action, paraît en France. Au moment des révélations sur le truquage du processus de désignation du candidat démocrate qui a permis le triomphe de Trump.

HD. Le phénomène Trump est-il une synthèse de vos deux livres les plus marquants, « No Logo » et « la Stratégie du choc » ?

Naomi Klein. Je voulais écrire ce livreparce que j’étais perturbée que Donald Trump soit présenté aux États-Unis comme s’il était un Martien sorti de nulle part, comme si tout ce qu’il faisait et représentait était sans précédent. Je pense au contraire, et mes livres précédents en sont l’illustration, qu’il est l’aboutissement logique d’un processus historique. Les recherches qui ont nourri l’écriture de « la Stratégie du choc » montrent à quel point ce qui est présenté comme une « rupture » change notre perception de la réalité et nous rend plus vulnérables. Comme après le 11 Septembre, lorsqu’on vous expliquait que tout ce que nous croyions juste ne l’était plus désormais, que nous avions basculé dans un nouveau monde. Dans « No Logo », j’analysais le changement opéré chez les multinationales, qui ne se concevaient plus comme des entreprises manufacturant et vendant des biens mais comme des marchands d’identités et de styles de vie, la marque devenant le signe d’appartenance à une tribu. Nike a fait partie des pionniers de cette révolution marketing, en délocalisant ses usines et en s’associant avec d’autres « marques » comme le basketteur Michael Jordan, la National Football League (NFL), la NBA, pour vendre un imaginaire associé à la réussite sportive et le slogan « Just do it ». Trump a procédé de la même manière en se construisant une image de pouvoir sans limites et d’impunité à travers sa fortune : il est le « patron » qui peut avoir ce qu’il veut quand il veut, qui a la liberté absolue d’exercer sa volonté. Voilà le « rêve » qu’il a vendu au public américain. Son show télévisé « The Apprentice » n’était qu’un gigantesque spot publicitaire à sa propre gloire, dans lequel il embauche et vire les gens à sa guise.

 

HD. En quoi son élection est-elle un « coup d’État » au profit des multinationales ?

N. K. Trump a été élu, de manière très ironique, sur un programme et un discours hostiles aux multinationales. Il a passé son temps à expliquer à quel point les autres candidats étaient soum is à c es dernières. Sa fortune immense, disait-il, le mettait à l’abri de la corruption, contrairement à ses concurrents, comme Ted Cruz ou Hillary Clinton, censés être dans la main de Goldman Sachs. Une fois élu, la politique qu’il a mise en place a été tellement et honteusement à l’opposé de tout ce qu’il a promis qu’on peut employer le terme de « coup d’État », avec, par exemple, quatre anciens de Goldman Sachs dans son équipe gouvernementale. Discrètement, méthodiquement, ils essaient de détricoter toutes les mesures de régulation mises en place après la crise financière de 2008. Et Donald Trump est pourtant le fruit de la colère provoquée par le renflouage des banques, qui avait mobilisé, entre autres, le mouvement Tea Party. Cette duplicité et les reniements des promesses de campagne peuvent s’observer à tous les niveaux, y compris dans la renégociation actuelle des traités de libre-échange. Il n’est plus question de protéger les travailleurs ou de faire revenir les emplois délocalisés, et Donald Trump ne touchera pas au dispositif qui permet aux multinationales de poursuivre les États en justice.

 

HD. Y a-t-il, selon vous, une différence fondamentale avec les mandats de George W. Bush, qui lui aussi faisait évoluer la législation au profit de multinationales représentées par des membres de son équipe gouvernementale ?

N. K. Avez-vous déjà vu quelque chose de semblable à ce tweet publié il y a quelques jours par Donald Trump, disant qu’il « apprécierait beaucoup que l’Aramco (la principale compagnie pétrolière saoudienne ­ NDLR) réalise son entrée en Bourse avec la Bourse de New York », au moment même où le prince héritier d’Arabie saoudite procédait à une purge sans précédent ? En clair, les Saoudiens peuvent déstabiliser le Liban, mener une révolution de palais, aucun problème pour Trump, du moment qu’Aramco réalise son introduction boursière à New York. Voilà quelles sont ses priorités… Pour revenir à l’ère Bush, il est assez incroyable que lui et son ancienne équipe gouvernementale soient aujourd’hui considérés comme des grands démocrates, respectueux des lois et des libertés fondamentales. En vérité, Donald Trump n’est que la continuité et l’aboutissement logique de l’ère Bush. La manière dont la politique étrangère états-unienne rejoint les intérêts des multinationales de l’énergie, en premier lieu celle du pétrole, en est l’illustration honteuse. Je ne pense pas, cependant, que l’équipe Trump ait la même ambition impériale que les néoconservateurs. Ils veulent simplement gagner le plus d’argent possible.

 

HD. Vous avez identifié au sein de l’administration Trump de nombreux profiteurs de ce « capitalisme du désastre » que vous dénonciez dans « la Stratégie du choc »…

N. K. L’actuel vice-président, Mike Pence, a joué un rôle central dans la mise en place du plan Bush après la dévastation de la Nouvelle-Orléans par l’ouragan Katrina, en 2005 : soit l’exemple le plus cru, le plus raciste de ce que j’appelle la stratégie du choc, avec la fermeture brutale d’écoles, le limogeage de professeurs, la destruction de logements sociaux, et des gens forcés de quitter la ville en prenant des bus sous la menace des armes, sans possibilité de retour. C’est aussi cela qui a motivé l’écriture de ce livre. Je sais très bien de quoi sont capables des gens comme Mike Pence ou ces anciens de Goldman Sachs en cas de crise majeure, comme le secrétaire au Trésor, Steve Mnuchin, qui a racheté en 2009 l’entreprise Indymac (renommée ensuite OneWest), spécialisée dans les saisies immobilières de citoyens ruinés par la crise financière. Donald Trump lui-même a réalisé sa première grosse opération immobilière dans le sillage de la faillite économique de la ville de New York au milieu des années 1970.

 

HD. Comment résister à Donald Trump et à ce capitalisme du désastre ?

N. K. J’étais à Paris il y a deux ans, au moment des attaques terroristes du 13 novembre 2015, suivies de l’application de mesures sécuritaires et de restrictions des libertés civiles. Il ne fait aucun doute qu’en cas d’attaque similaire sur le sol américain, Trump tenterait de mettre en place une politique bien pire, lui qui assume le fait de généraliser le retour de la torture, d’interdire aux musulmans d’entrer aux États-Unis. Pour résister à cela, il faut s’y opposer immédiatement, et ne pas attendre la suspension des garanties offertes par la Constitution, en espérant qu’elles finiront par être rendues. Cette réaction massive et immédiate a porté ses fruits en Argentine, lorsque les citoyens sont descendus dans la rue avec leurs casseroles en décembre 2001, ou en Espagne après les attentats de Madrid en 2004. Il nous faut également connaître l’histoire de ces chocs, l’expulsion de deux millions de Mexicains durant la grande dépression, l’internement dans des camps de concentration de 120 000 binationaux japonais et américains après l’attaque de Pearl Harbor, des événements qui ne sont pas assez enseignés à l’école aujourd’hui. Il est également important de « suivre l’argent », être capable d’identifier qui profite financièrement de toutes ces crises. Tout cela est nécessaire mais pas suffisant, comme l’indique le titre de mon livre. Si nous voulons nous opposer à cette stratégie du choc, nous devons avoir un plan alternatif à proposer en cas de crise majeure et identifier les racines profondes de ces chocs à répétition : la militarisation croissante du monde, le changement climatique et la dérégulation des marchés financiers.

 

HD. Cette absence d’un plan alternatif et crédible explique-t-il l’échec d’un mouvement comme Occupy Wall Street ?

N. K. J’évite d’utiliser des termes aussi définitifs que « réussite » ou « échec » pour qualifier ce type d’expérience. L’épine dorsale du mouvement qui a porté la campagne de Bernie Sanders en 2016 faisait partie des fondateurs d’Occupy. Le même phénomène s’est produit en Espagne avec la naissance du parti Podemos. Ces mouvements produisent des dynamiques qui portent leurs fruits après des périodes de gestation plus ou moins longues.

 

HD. Et Bernie Sanders est aujourd’hui l’homme politique le plus populaire aux États-Unis…

N. K. Oui, et ce qu’il s’est produit ces derniers jours avec la sortie du livre de Donna Brazile (1), l’ancienne présidente par intérim du comité national du Parti démocrate, dans lequel elle détaille comment la désignation d’Hillary Clinton comme candidate du camp progressiste a été truquée, qui pourrait avoir un impact significatif sur le paysage politique. Et contribuer à une prise de pouvoir au sein du Parti démocrate semblable à ce que Jeremy Corbyn a réalisé chez les travaillistes au Royaume-Uni.

(*) Dire non ne suffit plus. Contre la stratégie du choc de Trump, éditions Actes Sud/Lux. (1) Hacks. The Inside Story of the Break-ins and Breakdowns That Put Donald Trump in the White House, Hachette Books, publié le 7 novembre 2017.

Entretien avec Marc de Miramon, L’Humanité, 11 novembre 2017

Lisez l’original ici.

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