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16 novembre 2016

Pourquoi tous ces populistes?

Trump ou Le Pen, Macron ou Sarkozy se disent du côté du peuple. Des postures qui fleurissent quand débat et pluralisme s’amenuisent. Une plaie pour certains, un remède qui sauvera la démocratie pour d’autres.

Gare au «triomphe populiste» en 2017, a prévenu Manuel Valls au lendemain de l’élection de Donald Trump. Marine Le Pen jubile, Nicolas Sarkozy «porte-parole de la majorité silencieuse» se sent pousser des ailes quand Alain Juppé veut «souligner tous les risques que font courir à la démocratie la démagogie et l’extrémisme». François Hollande, quelque peu gêné, se doit de féliciter le républicain dont l’arrivée à la Maison Blanche marque une «période d’incertitude». A droite, il y a aussi tous ceux (Morano, Boutin, etc.) qui interprètent ce séisme politique comme la victoire du peuple libre, contre «l’élite», «l’oligarchie», «l’establishment»…

La victoire de Trump est le triomphe d’un milliardaire raciste, sexiste, inculte, grossier, qui exhale des pires préjugés, infatigable dénonciateur du «politiquement correct», contre Hillary Clinton, les médias, les instituts de sondages et compagnie, bref, «la pensée unique» selon Sarkozy. Donald Trump, l’obsédé de la frontière, devient lui-même une frontière. Il y a d’un côté les politiques qui dénoncent son populisme, et de l’autre, ceux qui préfèrent parler du peuple, un peuple, que eux aussi ont la capacité d’entendre, de comprendre et donc de représenter. Ainsi Emmanuel Macron a-t-il cette faculté. Le succès du magnat de l’immobilier est «l’expression d’un rejet du système profond, et sous-estimé», d’après le leader d’En Marche, «le même [rejet du système] qu’[il] entend depuis deux ans». Oui. Mais lui aussi a été diagnostiqué par Valls, dès cet été. L’ex-ministre de l’Economie aurait «cédé aux sirènes du populisme» quand il s’est mis à marcher, et à taper sur «le système». Pas spécifiquement sur celui de Valls, sur le système entendu au sens large, autrement dit «ceux d’en-haut contre les petites gens d’en-bas». Le chef du gouvernement l’a recadré, rappelant que l’énarque est un pur produit du «système».

Une version chic

Emmanuel Macron récidive, critiquant la conception «revancharde» de la laïcité de Manuel Valls. Nouvelle réplique du Premier ministre, qui introduit une nuance, Macron fait du «populisme light». Sans doute une version chic. Réponse : «Ça s’appelle la démocratie.» De deux choses l’une, soit Macron est bel et bien populiste (le même supposé populisme que Trump ?), soit Valls n’est pas démocrate.

Ou encore, le terme de «populisme» n’est plus qu’une injure. Une flèche décochée et dont il n’est donné qu’à observer la trajectoire sans avoir le sentiment d’en sortir grandi. Car cela ne nous apprend rien sinon qu’avec le populisme, c’est celui qui dit qui l’est. Et, c’est peut-être cela l’essentiel.

Or, si tous les membres de la classe politique peuvent être mis, au gré des promesses non tenues ou de la rhétorique électorale démagogique, dans le sac populiste, la tentation est grande de se débarrasser de la démocratie représentative autant que des représentants. Mais la montée du populisme est-elle réelle ou ne s’agit-il que d’une inflation dans l’usage de l’étiquette ? Pour corser l’affaire, il n’y a pas plus de consensus dans le champ scientifique que dans le champ politique. «Deux positions s’affrontent : d’un côté, le populisme défini comme forme politique, il s’agit d’un style, une stratégie, et, de l’autre côté, le populisme est pensé comme une idéologie, une doctrine qui est un manichéisme, une dichotomie peuple vs élite servant à expliquer le monde», résume l’historien suisse Damir Skenderovic (1). Si le populisme semble échapper à une analyse rationnelle, c’est parce qu’il s’agit d’un «demi-concept teinté de romantisme», selon le psychologue social et politologue Alexandre Dorna (2). Cette coloration le connecte à ses racines artistiques. Le populisme a d’abord désigné, en France, un courant littéraire opposé à la littérature bourgeoise. Jusqu’à récemment, jusqu’à Trump en fait, le populisme outre-Atlantique était synonyme de progrès social, en référence aux People’s Party, la traduction politique du mouvement des fermiers américains qui réclamaient l’étatisation des chemins de fer, la fin du système bancaire et plus de démocratie directe, toujours vivace dans le Minnesota.

La «démophilie»

De fait, aucune pensée du populisme ne peut faire l’économie d’une théorie de la démocratie. Elle est la pierre angulaire permettant de l’analyser. Selon le politologue canadien Francis Dupuis-Déri (3), le populisme serait «sinon inévitable, du moins fortement encouragé» par la logique même du système électoral en démocratie représentative, qui appelle à une sorte de «démophilie ou amour du peuple». Ce régime est censé être «l’expression de la souveraineté et du pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple». Or, il n’est que supercherie : «Ce peuple ne peut exercer sa souveraineté et son pouvoir que par des représentants qui vont penser, parler et agir en son nom», expose-t-il. Le populiste est «simplement un autre de ceux qui aspire à être le maître du peuple». Mais avec la démocratie directe, le populisme est impossible. Et Dupuis-Déri de citer les mouvements d’occupation des places publiques (Occupy aux Etats-Unis, les Indignés en Espagne ou Nuit debout en France), qui permettent «de penser et de faire vivre à la fois la démocratie et le « peuple », entendu cette fois comme une collectivité qui se veut autonome et veut s’autodéterminer».

Le populisme est une «fièvre», selon Dorna. La «maladie», c’est «la démocratie qui craque, parce qu’on n’élit plus le meilleur d’entre nous mais le moins pire». Elle n’est plus l’alternative à l’oligarchie promise, les accès de fièvre se multiplient. «On est en plein cauchemar, on dort mal et on vit mal», dit-il. Parfois, la fièvre se transforme en «convulsions», en «révolution», elle gagne «la masse» qui réagit «guidée par le désir coléreux qu’ils s’en aillent tous, puisqu’ils sont tous populistes». Le danger, c’est «une interruption brutale de la démocratie», que «la politique laisse place à la violence», que le «ras-le-bol collectif se traduise par un anéantissement de la pensée». Pour l’éviter, il faudrait écouter le «cri de rejet de la domination», sortir du «déni mental», de ce système de pensée trop rationnel qui ne prend en compte que les opinions, ignore les émotions. Un système qui «se défend en imposant un mea culpa permanent : on ne peut pas parler mal de la démocratie». C’est plutôt qu’on y parle de moins en moins. Selon le politologue allemand Jan-Werner Müller (4), le populisme s’engouffre là où il n’y a plus de débat, où le pluralisme se meurt.

Un monopole moral

Ainsi, en est-il de l’Europe. Elle est devenue une vaste technocratie dans laquelle le débat est superflu, puisque la solution est mathématique, automatique. «Etre contre la politique d’austérité de l’Union européenne, c’est être contre l’Europe, remarque Müller. Les dirigeants européens ont attaqué Podemos et Syriza en leur reprochant d’être populistes.» Une disqualification qu’il conteste puisque les deux partis se sont finalement inscrits dans les systèmes politiques actuels, auparavant rejetés. Et du coup, ils ont ramené vers les urnes nombre de citoyens qui s’en étaient détournés. Jan-Werner Müller reconnaît un populiste à son «monopole moral de la représentation». Ils n’ont de cesse de revendiquer : «Nous seuls sommes le peuple.» «Le populiste est non seulement anti-élitiste, mais aussi et surtout antipluraliste. Cela induit deux exclusions : à l’échelle des politiciens, tous ne sont pas légitimes et au niveau des citoyens : les opposants n’appartiennent pas au vrai peuple», développe-t-il. Le «peuple» du populiste est une entité homogène dont il est le dépositaire. La France profonde, celle qui a des ancêtres gaulois ou celle des oubliés, des perdants de la mondialisation, etc.

Un populiste connaît le peuple par cœur, comme s’il l’avait fait. D’ailleurs, il l’a fait. Dès lors, inutile de lui poser des questions, «les réponses sont déjà connues par déduction d’une identité symbolique». Et si le résultat d’un scrutin ne colle pas, ce n’est jamais une sanction, «c’est toujours la faute du système ou alors la majorité silencieuse n’a pas été capable de s’exprimer correctement». Le populiste a toujours raison, il tape sur des institutions pourtant démocratiques pour expliquer pourquoi il n’y a pas accès, pourquoi il reste bloqué sous un plafond de verre. «C’est presque du conspirationisme. Mais arrivés au pouvoir avec une majorité suffisante, ils peuvent réformer les institutions, comme Orbán. Toute opposition à son parti devient illégitime puisqu’il exprime parfaitement la volonté du peuple.»

Le cordon sanitaire

Avec Müller, le populisme est forcément autoritaire. Comment lutter ? «Il faut parler avec eux mais pas comme eux, insiste-t-il. Répondre à une exclusion par une exclusion est contradictoire. Il faut débattre sans accepter leur encadrement moral des problèmes. Aujourd’hui, tout tourne autour de Marine Le Pen en France, comme tout a tourné autour de Nigel Farage avant le Brexit.» Le cordon sanitaire s’est rompu à mesure que la dénonciation du «politiquement correct» montait en puissance a observé Skenderovic : «Il y avait une politique de démarcation claire dans les années 90, non seulement envers le FN mais également envers ses thèmes. En Suisse, il n’y a plus de résistance chez les socialistes qui collaborent même avec l’UDC. En France, qui aurait imaginé il y a quinze ans qu’un gouvernement socialiste propose la déchéance de nationalité ?» L’historien suisse constate que le «réservoir d’idées de la droite populiste est devenu mainstream». La stratégie consistant à marteler qu’il faut pouvoir discuter de tout s’est avérée payante. Sous couvert de dénonciation du politiquement correct, ont été remis en question des droits acquis par des luttes pour l’égalité hommes-femmes, l’antiracisme.

La philosophe belge Chantal Mouffe classe Podemos et Syriza parmi les populistes, et c’est un compliment dans sa bouche. Elle n’attribue pas de contenu programmatique propre au populisme. Un caméléon. Et c’est une «dimension fondamentale de la démocratie». «La démocratie, c’est la construction du peuple, un concept politique qui n’existe pas a priori. L’exercice même de la politique consiste à construire une frontière, entre un « nous » et un « eux »», soutient celle qui s’inscrit dans le courant postmarxiste. Elle interprète le vote FN des ouvriers comme une «demande démocratique pervertie» à laquelle il faudrait «donner une autre réponse» : «le populisme de gauche». Le «moment populiste» actuel est celui de la postpolitique, qui se traduit par un consensus au centre, le point où droite et gauche se rejoignent : il n’y a pas d’alternative à la globalisation néolibérale. «Les citoyens vont voter, sans véritable possibilité de choix. Alors que les inégalités explosent depuis une trentaine d’années, les sociétés s’oligarchisent. Le populisme de droite est une réaction des classes précarisées à l’oligarchisation», poursuit-elle. Si la gauche est en déshérence, c’est parce qu’elle a ignoré cette soif de démocratie et d’égalité, abandonnant le terrain.

La lutte, pas la destruction

Loin d’être une menace, le populisme est un remède, qui redonnera des couleurs à la démocratie, et sauvera la gauche. «La démocratie est une tension, fondée sur des principes qui ne peuvent être réconciliés complètement. Une parfaite liberté et une parfaite égalité ne peuvent tenir ensemble. Elles ne sont pas contradictoires mais tenues par une tension qui permet le pluralisme : une négociation entre droite et gauche, entre prédominance de la liberté ou de l’égalité.» Si le rapport est toujours hégémonique, la balance penche à droite depuis des décennies. Il faudrait «reformuler l’idéal socialiste en terme de radicalisation de la démocratie» : faire converger les demandes démocratiques hétérogènes, celles des classes ouvrières, des féministes, des écolos, construire des «chaînes d’équivalence» pour qu’advienne une volonté collective, une synergie qui ne gomme pas les spécificités, n’homogénéise pas, mais qui fera peuple. Voilà le «nous» que le populisme de gauche devrait construire, opposé à un «eux» qui regrouperait «tous ceux qui maintiennent le système néolibéral». Des adversaires, non des ennemis. La lutte, non la destruction. Le populisme défendu par Mouffe n’est pas antagonistique, telle que la Révolution française le fut, mais agonistique, un réformisme radical à la Podemos. Il s’agit d’entrer dans le système pour le transformer, d’étendre la démocratie quand le populisme de droite veut au contraire la restreindre, la réserver à un groupe de nationaux, un «nous» essentialisé.

L’appel au peuple

Tant que la gauche sera dans le déni du rôle des affects en politique, elle échouera. Point de politique sans passion. «La psychanalyse a montré que l’identité n’existait pas, seules des processus d’identification existent, fonctionnant avec les affects. La droite sait très bien les mobiliser pour les critalliser dans un « nous » quand la gauche ne veut s’adresser qu’à la raison. Or, comme le disait Spinoza, on ne peut pas vaincre un affect avec un argument mais une passion plus forte.» Mobiliser d’autres passions que la peur, la jalousie, le sentiment d’insécurité. «Le populisme, c’est la lutte millénaire de l’affectivité, qui essaye de montrer où ça fait mal. Il exprime ce cri de la misère et l’humiliation, qui vient du fond du cœur», estime Dorna, directeur des Cahiers de psychologie politique. Ce cri-là, confus, irrationnel, le populiste ne l’entend pas seulement, il est capable de l’écouter et de le comprendre car il use d’«une espèce de raison sentimentale, et sensible», «une intelligence affective», intuitive.

Mais si, en plus du rationalisme forcené et absurde qui la plombe, la gauche antipopuliste exprimait en réalité une disqualification du peuple ? «La connotation péjorative du populisme est une manière euphéminisée de remettre au goût du jour la thèse selon laquelle la rationalité est du côté des élites, et que toute influence du peuple dans la conduite des affaires est irrationnelle», entrevoit le sociologue et politiste Yves Sintomer. Et comme la démocratie est «le symbole incontesté du bon gouvernement, on ne se dit plus antidémocrate mais antipopuliste», poursuit-il. Déplorer, bras ballants, un prétendu «siècle populiste» permet aux dirigeants «de s’exonérer à bon compte du gouffre qui se creuse entre eux et les citoyens», «de détourner l’attention vers une supposée irrationalité des masses».

Disqualifier l’appel au peuple et ses outils assure la pérennité du rapport de domination. «On va s’appuyer sur les exemples anglais, hongrois, colombien pour soutenir que donner la parole au peuple est dangereux. Or, ces référendums ont été influencés ou manipulés par des élus ! On accuse un outil de péchés, pratiqués par des acteurs en vue du système représentatif classique», déplore Sintomer. Avec son slogan «Au nom du peuple», Marine Le Pen revendique cet appel au peuple. Ce qui est problématique, ce n’est pas l’appel, mais sa «conception du peuple» d’après Sintomer, «un peuple ethnicisé ou dont l’identité nationale serait fantasmée». Seulement, cette focalisation sur le caractère ou non populiste de tel ou tel mouvement risque de «masquer» d’autres aspects «bien plus dangereux comme la xénophobie, le nationalisme, l’islamophobie, l’antisémitisme» et qui demeurent des catégories d’analyse pertinentes.

(1) «Populisme», in Dictionnaire des concepts nomades en sciences humaines (Métailié, 2016). (2) De l’âme et de la cité. Crise, populisme, charisme et machiavélisme (Harmattan, 2004). (3) La Peur du peuple (Lux, octobre). (4) Qu’est-ce que le populisme ? (Premier Parallèle).

Noémie Rousseau, Libération, 16 novembre 2016

Photo : Aux Estivales de Fréjus (université d’été du FN) le 18 septembre. © Laurent Troude.

Lisez l’original ici.

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