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5 janvier 2017

Le revenu universel, un piège libéral?

Le « revenu universel », défendu par plusieurs candidats de gauche, a fait une entrée tonitruante dans la campagne présidentielle. Mais malgré les bonnes intentions et faute d’une vraie ambition, la mesure risque d’achever la liquidation de la protection sociale.

Quand une mesure présumée « de gauche » recueille les applaudissements de Frédéric Lefebvre, Manuel Valls, Nathalie Kosciusko-Morizet, Christine Boutin et des économistes du FMI, la méfiance est de mise. L’idée d’un revenu régulier versé à tous les citoyens sans condition ni contrepartie tout au long de leur vie, en complément ou en remplacement des revenus du travail, est de celles-là. Si la France devait l’instaurer demain, le revenu universel, promu en tout bonne foi progressiste – notamment par les candidats à la présidentielle Yannick Jadot, Benoît Hamon et Pierre Larrouturou –, pourrait en effet s’avérer une belle entourloupe libérale…

Certes, les raisons de l’intérêt à gauche sont nombreuses et fondées : si le montant de l’allocation est assez élevé pour vraiment couvrir les besoins de base, la déconnexion entre le travail et le revenu permettrait à chacun de refuser un emploi pénible, nuisible ou sous-payé – ou d’être en position de négocier de meilleures conditions salariales – et de réaliser des activités gratifiantes et utiles, mais non valorisées par le marché du travail : étudier, élever ses enfants, soigner un proche etc.

Ce serait aussi un moyen d’éradiquer la pauvreté dans un contexte où l’emploi se raréfie sous l’effet de la robotisation et de l’informatisation, notamment en mettant fin au problème du non-recours au RSA (près de 50%). Le caractère automatique et inconditionnel permettrait enfin de supprimer les contrôles bureaucratiques – souvent intrusifs et moralisateurs – que nécessitent de nombreux dispositifs d’aide actuels.

Une mesure austérité-compatible

L’idée n’a toutefois rien d’intrinsèquement radical ou anticapitaliste, même telle qu’elle est formulée par des intellectuels ou militants classés à gauche. Ainsi, le philosophe belge Philippe van Parjis, cofondateur du Collectif Charles Fourier, à qui l’on doit la réactivation de l’idée en Europe dans les années 1980, décrit son projet en 1985 en des termes pour le moins surprenants. Que propose-t-il exactement ? De supprimer toutes les prestations sociales publiques et de verser à la place à chaque individu une allocation universelle financée par un impôt progressif :

« Parallèlement, dérégulez le marché du travail. Abolissez toute législation imposant un salaire minimum ou une durée maximum de travail. Éliminez tous les obstacles administratifs au travail à temps partiel. Abaissez l’âge auquel prend fin la scolarité obligatoire. Supprimez l’obligation de prendre sa retraite à un âge déterminé ».

L’objectif est de combiner l’efficacité et la flexibilité du marché avec la protection du revenu de base. Cette option ressemble étrangement à « l’impôt négatif » imaginé par le très libéral Milton Friedman en 1962. Dans la vision du fondateur américain de l’École de Chicago, l’État verse à toute personne en dessous d’un certain seuil de pauvreté un revenu de base (mais pas universel, donc), tout en privatisant les services publics et en se débarrassant de la sécurité sociale, de manière à retirer les entraves à la libre concurrence.

Dans la version de Friedman, l’allocation transforme les individus en consommateurs suffisamment solvables pour acheter leur assurance-santé auprès des différents prestataires privés. Quant au revenu lui-même, son montant doit être assez bas pour que l’on ne puisse pas se passer d’emploi ; il agit par conséquent comme une subvention aux entreprises, qui peuvent moins payer leurs salariés. L’industrie des assurances privées y gagnent, de même que les employeurs, mais l’intérêt est loin d’être évident pour le reste de la population.

Un RSA amélioré

Or il semblerait que ce soit surtout cette version non-universelle, une sorte de RSA amélioré, qui attire les candidats libéraux. Manuel Valls prône en effet un « revenu décent » fusionnant les minima sociaux en une subvention unique relativement généreuse (entre 800 et 850 euros), mais versée seulement aux plus précaires. Une manière d’éponger l’extrême pauvreté, potentiellement source de troubles politiques, sans avoir à combattre les inégalités ni remettre en cause les politiques qui les engendrent : politique de l’offre, libre échange, déréglementation financière, austérité budgétaire… On comprend mieux que le PDG de Deutsche Telekom, Timotheuse Höttges, se dise favorable à cette mesure austérité-compatible qui permettrait d’éviter « une ère de radicalisation, de fanatisme et de terrorisme ».

Les promoteurs de droite du revenu universel n’ont aucune intention de libérer qui que ce soit du marché de l’emploi, mais au contraire d’inciter à y participer davantage. Pour preuve, ils ne cessent d’insister sur le fait qu’en étant cumulable avec l’emploi, l’allocation supprime les trappes à inactivité, c’est-à-dire le risque que la reprise d’un travail conduise à une baisse des prestations et donc des revenus globaux.

Certes, il suffirait de fixer un montant suffisamment élevé – au moins égal au salaire minimum – pour accomplir tout de même certaines des promesses émancipatrices et affranchir les individus de la nécessité de trouver un travail. Mais de fait, les différentes propositions et expérimentations en cours sont bien en-deçà. En Finlande, où le gouvernement conservateur teste le revenu universel sur 2.000 personnes pour deux ans depuis le 1er janvier, l’allocation est de 560 euros mensuels.

Vers la liquidation de la protection sociale ?

En France, même Benoît Hamon et le candidat écologiste Yannick Jadot rêvent petit : leur revenu de base correspond, du moins dans un premier temps, à l’actuel RSA socle (524 euros). D’autres sont plus ambitieux : l’eurodéputée écologiste Michèle Rivasi évoque la somme de 1.000 euros. Mais alors, le dilemme reste intact : financer une allocation aussi élevée coûte cher.

Dans une étude publiée en mai, la Fondation Jean Jaurès calcule qu’un revenu universel de 750 euros mensuels coûterait 504 milliards d’euros, soit 24% du PIB. Pour 1.000 euros, cela atteindrait 675 milliards, soit 31% du PIB. Pour « ne pas générer d’endettement supplémentaire », il faudrait privatiser la sécurité sociale et détricoter l’ensemble de notre système de protection sociale, basé sur la solidarité entre actifs et inactifs, la démarchandisation des services publics, la notion de droits sociaux et l’idéal égalitaire.

Ce qui fait dire au sociologue Daniel Zamora, codirecteur de l’essai Contre l’allocation universelle, paru chez Lux, que la mesure n’est pas « l’aboutissement de nombreuses conquêtes sociales passées, mais, au contraire, l’alternative logique à leur abandon. Derrière cette mesure se dessine plus généralement un projet intellectuel et politique qui vise à liquider une certaine conception de la justice sociale ainsi que l’héritage institutionnel de l’après-guerre. » Et de conclure : « Ce projet, loin d’être une étape vers le progrès social, n’est qu’une des aberrations engendrées par le néolibéralisme dans notre imaginaire social. L’allocation universelle est, en ce sens, l’expression la plus aboutie de l’utopie du libre marché ».

Laura Raim, Regards.fr, 5 janvier 2017

Photo : © MFRB

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