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2 novembre 2019

À hauteur de taudis

Prix Pulitzer de l’essai, Avis d’expulsion de Matthew Desmond est traduit en français. Cette enquête socio-ethnographique impressionne autant par sa rigueur méthodologique que par sa capacité à penser la complexité de la pauvreté urbaine aux États-Unis.

Certains livres imposent rapidement des souvenirs de lecture brassant parfois des siècles d’enquêtes et de dénonciations. Dans le cas d’Avis d’expulsion, Les Misérables de Hugo l’ont disputé aux Naufragés de Patrick Declerck ou à Louons les grands hommes de Walker Evans et James Agee, La misère du monde de Bourdieu aux crackheads de Philippe Bourgois dans En quête de respect. Ces souvenirs divers trahissent l’indétermination dans laquelle évolue le sociologue Matthew Desmond pour cette enquête sur le logement des populations les plus pauvres de Milwaukee, au carrefour fécond de l’ethnographie et du compte rendu littéraire malgré tout, du constat froidement scientifique et du cri du cœur indigné.

Fruit de plusieurs mois de terrain, Avis d’expulsion explore les méandres infinis dans lesquels s’écoule le flot écœurant de l’exploitation du mal-logement des classes les plus défavorisées de la métropole faillie du Midwest. La première force de cette enquête souvent insoutenable est affaire de méthode : à hauteur d’homme, grâce à la démarche « participante », et à hauteur de mots, par une écriture qu’on n’ose dire « blanche », mais qui restitue les paroles et les gestes comme autant d’effets de réel pour construire un discours de vérité incompromis. Cette vérité est celle qu’on appelle souvent le « mal-logement » – la parole politique a le sens de l’euphémisation ! « À Milwaukee, une ville de moins de 105 000 ménages locataires, les propriétaires expulsent environ 16 000 adultes et enfants tous les ans. Cela représente 16 familles délogées tous les jours par la justice. »

Ces chiffres, à eux seuls effrayants, qui ne sont que l’arrière-plan général de l’enquête, Desmond les délivre en introduction de façon lapidaire, avant de se jeter à corps perdu dans l’enfer des vies de locataires et de propriétaires : Lamar, vétéran toxicomane et cul-de-jatte ferraillant avec Sherrena, self-made-woman qui refuse de lui payer au prix convenu les travaux qu’il réalise avec ses fils dans son logement ; Arleen et ses quêtes sans fin de nourriture et de logements ; Scott et D. C., couple improbable que la drogue et les loyers impayés ont mené dans un parc de mobil-homes où ils semblent attendre leur vie suspendus à la menace permanente d’une expulsion. Ce sont eux qui animent et incarnent, au sens littéral, ce qu’Avis d’expulsion a à dire sur le commerce des taudis.

L’une des forces de l’ouvrage réside dans son organisation en chapitres courts et percutants, centrés sur les pratiques quotidiennes des interlocuteurs de Matthew Desmond ; les titres de certains chapitres, presque situationnistes, soulignent l’absurdité politiquement et socialement organisée des situations décrites : « Acheter du homard avec des bons alimentaires », « Le ghetto, une affaire en or », « Si ça n’allait pas aussi mal, ça irait mieux »… Cette économie permet des va-et-vient épousant le déroulement de l’enquête et cristallisant la complexité humaine et sociale inextricable de cette sociologie. Nous faisant pénétrer dans l’intimité de locataires « précarisés » (autre euphémisme), Matthew Desmond échafaude une empathie toute littéraire pour ces derniers et fait comprendre quelques bribes de l’effroi créé par l’arrivée de la propriétaire, ferme et brutale, pour demander un loyer ou des réparations. L’intrusion des propriétaires dans l’intimité de leurs locataires souvent impuissants, la violence sanctionnée par la justice et la police de leurs demandes souvent impossibles, l’idéologie bricolée d’individualisme et de libéralisme qui anime cette violence, construisent comme en une précipitation chimique un objet sociologique et textuel térébrant et d’une clarté inédite. Le chapitre suivant, menant le lecteur dans la voiture de la même propriétaire, annule toute possibilité de manichéisme sans jamais atténuer l’horreur du chapitre précédent : l’enrichissement promis par la location dans le ghetto (« il y a de l’argent à se faire dans le ghetto ») épuise bien des candidats à la location, et Sherrena, la propriétaire, impressionne aussi par son sens forcené des affaires, ses ressources psychologiques qui la rendent capable de supporter insultes, menaces physiques et coups du sort. Et après tout, l’ancienne institutrice risquait fort de se retrouver de l’autre côté de cette frontière, invisible mais indépassable, séparant propriétaires enrichis et locataires…

Cette structure de l’ouvrage fait du propos un échafaudage toujours plus clair et complexe de son objet, qui n’avance pas tant dialectiquement que par syncrétisme, en vue de brasser le spectre le plus large possible de cette exploitation de la pauvreté urbaine. Entamant chaque étage de cette structure à partir d’un récit de vie, Matthew Desmond introduit constamment les moyens d’une compréhension plus générale du problème : ainsi du prix des loyers, qui pousse Doreen, locataire en instance d’expulsion, à retenir ses derniers paiements pour financer son déménagement en sachant très bien qu’elle ne pourra trouver un appartement moins onéreux.

Mississippi (janvier 2011) © Jean-Luc Bertini

C’est qu’aux États-Unis les loyers ne sont pas plus accessibles dans les ghettos et ce n’est pas nouveau. « Quand les taudis ont commencé à apparaître à New York au milieu du XIXe siècle, le loyer des pires taudis était de 30 % supérieur à celui que l’on payait dans les beaux quartiers. Dans les années 1920-1930, les loyers des logements délabrés dans les ghettos noirs de Milwaukee et de Philadelphie dépassaient ceux des meilleurs logements dans les quartiers blancs. » Peu à peu, sans que cela soit au centre de l’enquête, s’établit une compréhension des conséquences de la politique américaine du logement : la dérégulation totale du marché locatif par le lobby immobilier, jamais démentie depuis Reagan ; la destruction méthodique des aides sociales par des coupes budgétaires ou par des « contreparties » de travail forcé pour les bénéficiaires ; l’indigence des systèmes d’inspection sanitaire, de justice, de police, d’éducation, de santé, qui place chaque acteur dans une impuissance totale, etc. Les personnes rencontrées par Matthew Desmond lui fournissent la matière (sur)vivante d’un tableau atroce, qui donne chair aux réformes néolibérales des dernières décennies – malgré la prudence de l’auteur qui se refuse à conclure formellement sur la possibilité de généraliser les résultats de l’enquête.

Livre glaçant, livre écœurant et pourtant nécessaire et impressionnant, Avis d’expulsion sait toucher à une plaie béante des États-Unis, à partir d’un objet concret fournissant un panoptique idéal pour observer les meurtrissures d’une société malmenée par ses politiques, qui inspirent aujourd’hui tant de gouvernements, de France et d’ailleurs. Sans autre idéologie que celle des faits vécus et de sa discipline scientifique, l’auteur montre et offre des lunettes dont on a la naïveté de croire qu’elles pourraient déciller quelques regards. Car rares sont les livres qui permettent à ce point de donner à voir ce que refoulent machinalement le travail législatif et les discours médiatiques actuels, c’est-à-dire les liens concrets entre les réformes néolibérales et la vie des individus. Ces corps cassés, intoxiqués, épuisés, sont loin des caricatures de prolétaires inventées par les discours fascinés d’un « réel » excluant leur réalité. Parce qu’il n’est pas plus grandiloquent qu’idéologique, le livre de Matthew Desmond pourrait bien faire date pour comprendre, enfin à hauteur de taudis, ce qui se joue vraiment aujourd’hui dans les sociétés dites développées.

Pierre Tenne, Mediapart, 2 novembre 2019; En attendant Nadeau, 13 novembre 2019

Lisez l’original ici ou ici.


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