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17 décembre 2015

Culture et matérialisme: recension

Les prairies ordinaires et Lux éditeur nous proposent une première édition en français des travaux de Raymond Williams (1921-1988). Cette publication récente regroupe sept articles écrits de 1961 à 1988 par ce fondateur des Cultural Studies. Bien que le côté hétéroclite et hétérogène de cet assemblage de textes et de le thématiques puisse frapper, cette traduction tardive nous éclaire sur la pensée originale de cet auteur. En revenant ici aux sources d’un des courants de pensée les plus importants de l’époque contemporaine, cet ouvrage nous offre matière à réflexion autour de cette nébuleuse trop souvent mal définie: la culture.

De son sens le plus large, anthropologique, à celui le plus réduit, l’assimilant à la notion d’art, la culture est un terme qui peine à trouver une acception scientifique consensuelle. Alors comment s’en emparer? Lors de l’émergence du courant de recherche des Cultural Studies, ses théoriciens décident de s’attaquer à sa signification la plus large tout en pointant essentiellement la culture des groupes sociaux contre l’analyse dominante à l’époque des liens entre culture et nation. Il s’agit notamment d’interroger les interactions entre la culture et le politique tout en faisant de la culture des classes populaires un champ d’investigation à part entière. Ces recherches tentent de comprendre en quoi la culture d’un groupe social peut fonctionner comme contestation du pouvoir en place ou, au contraire, comme mode d’adhésion à l’ordre établi. Si les études polarisant culture légitime d’un côté et culture populaire de l’autre subsistent, les Cultural Studies et leurs fondateurs affirment l’importance d’une vision non élitiste de la culture. Ici, Williams, nous propose une application de la théorie de l’histoire de Karl Marx au champ culturel à travers son concept de matérialisme culturel.

L’évolution théorique de Williams, influencée par son parcours politique et ses engagements militants, est avant tout marquée par l’alliance de la théorie littéraire anglaise, le Cambridge English, et diverses formes de marxisme. Après son départ du Parti Communiste au début des années 1940, il se lie à nouveau organiquement au marxisme en participant à la fondation de la New Left Review en 1960 aux côtés de Stuart Hall ou Perry Anderson. A travers cette publication, il contribue aux débats contemporains autour du marxisme.

Plusieurs spécificités fondent ses travaux dans ce cadre. En premier lieu, il s’attache à déconstruire les visions économistes et mécanistes du matérialisme historique en s’engageant contre l’idée de détermination en dernière instance de la base économique de la société sur les superstructures idéologiques. Il s’appuie alors sur la théorie d’Antonio Gramsci qui avait complexifié la notion d’idéologie à travers le concept phare d’hégémonie. Puis, il y développe l’importance des moyens techniques et des moyens de communication, les analysant comme des moyens de production. Enfin, il invente le concept de Structure of feeling que Jean-Jacques Lecercle résume de cette manière dans la préface de Culture et matérialisme: « Les sentiments en question, qui affectent la conscience du sujet et les relations dans lesquelles il s’inscrit, ne s’opposent pas à la pensée : ce sont des affects pensés et des pensées affectives, une conscience pratique, qui constituent l’expérience individuelle du sujet mais qui, en tant qu’ils sont pris dans une structure, sont toujours déjà sociaux et collectifs, au moment même où ils prennent la forme de l’intériorité individuelle. Il n’y a pas d’expérience subjective qui ne soit également socialement déterminée ». En poussant le concept d’idéologie (en tant que fausse conscience) Williams théorise que l’intériorisation du monde social se fait non seulement dans les idées et dans les actes, mais aussi dans les sentiments qui à leur tour affectent les consciences.

L’éditeur de ce premier volume en français a fait le choix d’ouvrir l’ouvrage par un des textes les plus importants de Williams. L’article «Base et superstructure dans la théorie culturelle marxiste» daté de 1973 s’emploie à poser les fondements de son analyse du matérialisme culturel. Il s’oppose alors à la «théorie du reflet» sans cependant nommer ses théoriciens ou des ouvrages fondateurs de cette idée récurrente, ce qui n’aide pas à la compréhension du texte. Contre qui Williams entend se battre ici? Le marxisme? Les marxistes? Karl Marx lui-même? Le rejet de ce concept apparaît régulièrement mais il n’est pas aisé de comprendre son origine théorique. Si les fondements se trouvent dans les relectures des textes de Marx et Engels, ce n’est pas dans ces écrits initiaux que l’on peut comprendre cette idée de la culture comme simple reflet des rapports sociaux de production. En effet, si la détermination en dernière instance de la base économique sur les superstructures avait bien été formulée par Marx lui-même, ce n’est pas sans omettre un retour d’influence des superstructures sur la base économique. C’est donc dans le cadre de la pensée marxiste originelle que l’on peut situer les premières réserves de Williams à propos du déterminisme. Il souligne alors qu’en matière d’idéologie et de culture il existe des «décalages temporaires» et des médiations qui ne permettent pas une reproduction directe à partir des rapports sociaux de production (la base économique).

Après avoir réévalué les rapports de détermination entre base et superstructure, Williams propose un autre modèle d’appréhension des phénomènes culturels en introduisant la notion de totalité sociale à la seule condition de la combiner avec celle d’hégémonie. Pour lui, cette combinaison permet d’aller plus loin que le seul concept d’idéologie. Il définit l’hégémonie comme n’étant pas «de la simple opinion ou de la simple manipulation […]. Elle constitue donc le sens de la réalité pour la plupart des gens vivant dans une société, le sens d’une réalité absolue car éprouvée, qu’il est très difficile à la plupart des membres d’une société de dépasser, dans la plupart des domaines de leur vie.» (p. 38)

Les rapprochements et affinités théoriques de Williams et de Bourdieu, se constatent lorsque le premier identifie les processus d’éducation au sein de la famille, de l’École, du travail comme responsables de la reproduction infinie de la culture dominante en place. Toutefois, il analyse par ailleurs l’existence de pratiques qui ne font pas partie des modèles de culture dominante. Il y distingue les pratiques alternatives (qui se contentent de développer des pratiques nouvelles en dehors des schémas dominants) et des pratiques oppositionnelles (qui ont pour but de briser les schémas dominants). Au fur et à mesure de l’évolution de ces pratiques nouvelles, elles seraient soit stoppées par la classe dominante qui y voit un danger, soit incorporées aux pratiques dominantes (c’est le cas de nombreuses formes d’art oppositionnel lors de leur émergence, qui se trouvent ensuite «récupérées» par les schémas commerciaux) : «La culture dominante doit toujours se transformer de cette manière pour rester dominante, pour continuer à être ressentie comme véritablement centrale dans toutes nos activités et tous nos intérêts» (p. 50). Pour interrompre ce cercle de la reproduction culturelle dominante, Williams trouve la solution, à nouveau, dans l’idée d’hégémonie de Gramsci. En effet, la source principale de pratiques nouvelles se trouve dans l’émergence d’une nouvelle classe sociale et dans son accession au pouvoir. C’est ainsi que Gramsci avait formulé la nécessité de la construction d’une hégémonie de type prolétarien contre l’hégémonie bourgeoise.

Une fois posé ce cadre théorique du matérialisme culturel, les textes suivants brassent différentes thématiques. L’article «Publicité : le système magique» daté de 1960 et postfacé en 1969, trace une histoire de la publicité destinée, dans ses premiers temps, à informer les consommateurs potentiels mais qui a évolué vers un «système institutionnalisé de persuasion». Il examine le rôle économique de la publicité dans le système capitaliste en tant que source de financement des médias et observe que la publicité contemporaine ne se contente plus de vendre des objets, mais vend la signification sociale et personnelle que ceux-ci sont censés apporter.

«Le darwinisme social», article daté de 1972, explore la genèse de ce courant de pensée et traite de la récupération, par les sciences sociales, de théories issues des sciences naturelles. L’idée que les membres les moins adaptés d’une société doivent s’auto-éliminer dans la perspective du progrès social a été reprise par de nombreux théoriciens depuis Spencer et son expression « la survie des mieux adaptés ». On retrouve l’idée d’un « darwinisme culturel » notamment chez les futuristes italiens qui conçoivent la guerre comme activité nécessaire pour un assainissement de la société. Williams explique que les avant-gardes ne sont pas nécessairement progressistes, mais que les critiques faites à l’ancien monde peuvent mener à des formes antagonistes : fascisme ou communisme. Dans le texte « Perceptions métropolitaines et émergences du modernisme » de 1985, Williams poursuit cette réflexion à l’aide d’exemples littéraires autour des relations entre l’émergence d’un mouvement moderniste et l’hégémonie que gagnent les grandes métropoles sur la production culturelle.

Enfin, les deux derniers textes, «Culture et technologie» (1983) et «Les moyens de communication sont des moyens de production» (1978) critiquent l’emploi actuel des nouvelles technologies tout en posant la question de transformer leur utilisation «si l’on se dotait d’une autre économie au sein d’une société transformée» (p. 222).

En ouvrant un aussi vaste champ de la pensée critique sur les questions culturelles, et en apportant à la pensée marxiste des réflexions trop peu présentes, la lecture des textes de Raymond Williams se révèle plus que jamais nécessaire pour les études culturelles contemporaines.

Marie Sonnette, Transeo Review, ESSE

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