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16 février 2017

Comme si nous étions déjà libres – Bibliothèque Fahrenheit 451

À l’origine, la Constitution américaine n’incluait pas de déclaration des droits, c’est pourquoi celle-ci y apparaît sous forme d’amendements. La financiarisation dénoncée par le mouvement Occupy Wall Street, c’est la collusion entre le gouvernement et les institutions financières, système de corruption institutionnalisée, pour veiller à ce qu’un nombre toujours croissant de citoyens s’enfonce dans les dettes. Témoin actif de ces manifestations, David Graeber propose dans cet ouvrage d’évoquer l’ouverture d’un imaginaire radical, la possibilité même d’une démocratie aux États-Unis et en général.

Il raconte avec minutie les journées intenses auxquelles il participa à New-York, à l’automne 2011 et tente d’en dégager des enseignements. Ce mouvement révolutionnaire fondait ses espoirs sur la contagion d’une démocratie directe non hiérarchisée. Il réclamait non pas une réforme du capitalisme mais son démantèlement pur et simple.

La non-violence, explique-t-il, doit mettre à nue la violence inhérente à l’ordre politique, en démontrant la façon dont les « forces de l’ordre » recourent automatiquement à la brutalité pour défendre le statu quo, même face à une foule d’idéalistes non violents.

Le terreau le plus fertile pour la révolution, dans n’importe quel pays, est une population de diplômés, pauvres et au chômage, c’est-à-dire une population de jeunes débordant d’énergie et disposant de beaucoup de temps, ayant toutes les raisons d’être en colère et un accès à l’historique de la pensée radicale. Aux États-Unis, la génération née à la fin des années 70, est la première dans l’histoire du pays à envisager un niveau de vie inférieur à celui de ses parents. Le système des prêts étudiants est l’outil de contrôle ultime des tous les aspects de leur destinée.

David Graeber revient sur quelques repères historiques pour tenter de mieux comprendre la situation actuelle.

Dans les années 80, le Congrès a fait éliminer les lois usuraires, permettant à toute société d’entrer dans la finance et permettant aux tribunaux et aux policiers de faire respecter des prêts dont les intérêts annuels pouvaient s’élever à 300%, c’est-à-dire des taux imposés jusqu’alors par le seul crime organisé.

Si l’industrie automobile s’est effondrée pendant la crise de 2008, c’est que la majeure partie de ses profits ne provenait pas de la fabrication d’automobiles mais de leur financement.

Une grande partie des revenus des citoyens ordinaires nourrit un système prédateur par l’entremise de nombreux frais cachés et de pénalités. Tout le système est conçu pour nous inciter à commettre des erreurs car c’est le fondement même de ses profits commerciaux.

Le dollar américain est essentiellement une dette gouvernementale en circulation, plus précisément une dette de guerre. Les déficits américains sont presque exclusivement imputables aux dépenses militaires qui représentent la moitié des dépenses fédérales. Les accords de Bretton Wood ont permis d’internationaliser ce système en instituant les bons du Trésor américain, c’est-à-dire sa dette de guerre, comme base du système financier international. L’Allemagne, puis le Japon, la Corée du Sud et les États du Golfe en achetant d’énormes quantités de ces bons, ont financé les bases américaines sur leur sol. Ce système se rapproche de celui du tribut impérial.

Même si les États-Unis produisent encore des machines agricoles, de la technologie médicale, de l’informatique et de l’armement sophistiqué, son secteur manufacturier ne génère que peu de profit. La richesse provient toujours plus du système financier, donc de la force militaire à l’étranger et dans le pays même (tribunaux et police pour recouvrir les dettes). Ce système « mafia-capitaliste » n’est pas viable à long terme.

Les mesures extrêmement rigoureuses longtemps imposées aux pays du Tiers-monde, les contraignant à réduire les services publics pour redistribuer le butin aux 1%, sont maintenant étendues au reste du monde (Grèce, Irlande, Wisconsin, Baltimore).

Les élites politiques et économiques américaines ont créé un monde où il est impossible de critiquer le capitalisme, synonyme ici de liberté, de libre marché, de libre échange, de libre entreprise, d’American way of life. Les économistes ne servent qu’à concocter des raisons à connotation scientifique pour justifier les décisions déjà prises par les politiques. Cette idéologie empêche d’envisager qu’il puisse exister autre chose. Pourtant, comme le rappelait George Orwell : « On sait qu’on est en présence d’un système politique corrompu quand ses défenseurs ne peuvent plus appeler les choses par leur nom. »

Le gouvernement américain a appliqué la tactique habituelle pour supprimer les mouvements démocratiques : discréditer la légitimité morale en créant intentionnellement du désordre public, projetant une image potentiellement violente afin d’effrayer les classes moyennes. Il a usé d’une brutalité terroriste, par des attaques ciblées contre des civils, pour semer la terreur à des fins politiques, pour montrer que participer à Occupy pouvait mener à des blessures physiques.

David Graeber oppose ses arguments à l’ironie défensive des discours progressistes qui reprochent aux mouvements radicaux en général d’être animés par des idéaux hors d’atteinte. Cette partie historique est sans aucun doute la plus originale de cet ouvrage. Il assume le refus de faire partie du système politique car celui-ci n’est pas démocratique, mais basé sur une corruption institutionnalisée imposée par la force. La souveraineté populaire des Pères fondateurs est limitée au choix de ses gouvernants parmi une élite. Il démontre un véritable déni de l’histoire de la démocratie américaine qui en a altéré la notion même. La structure fédérale du pays est vraisemblablement inspirée de celle de la Ligue des six Nations iroquoises, seul modèle dont les Pères fondateurs avaient l’expérience directe. De même, l’organisation des bateaux pirates remarquablement démocratique au début du XVIIIème siècle peut avoir eu une influence sur l’évolution des constitutions démocratiques en Amérique du Nord tant les histoires ont circulé. Nombre de colons vivant aux frontières entretenaient des relations paisibles avec les peuples autochtones avant que les Gouvernements et les Églises n’attisent le racisme. David Graeber dessine ainsi un inconscient démocratique, enfoui sous des images de sauvagerie et de criminalité.

Il admet que le terme de démocratie a été inventé en Grèce mais soutien que le concept même existe depuis que les Homos sapiens ont commencé à communiquer pour développer des façons de régler collectivement les problèmes. On peut confirmer la présence d’assemblées démocratiques à toutes les époques. Le vote divise et n’existe que dans les communautés qui peuvent contraindre ses membres à obéir à une décision. La recherche d’un consensus est beaucoup plus judicieuse puisqu’elle ne forcera pas une minorité frustrée à se conformer à une décision qu’elle rejette.

Ainsi, dans les années 1600, les Conseils des Six Nations pour maintenir la paix fonctionnaient par consensus.

De même, il existe deux façons de raconter l’histoire de l’anarchie. On continue à l’associer systématiquement au chaos, comme ce fut longtemps le cas aussi de la démocratie. Mais il s’agit d’un principe de société humaine où les rapports ne sont pas imposés sous la menace constante de la force. De tout temps, des communautés égalitaires se sont constituées en rejet d’un système de domination et sans exercer de forme de pouvoir. Il s’oppose au marxisme qui juge nécessaire de s’emparer des pouvoirs de l’État jusqu’à ce que ses mécanismes deviennent superflus. L’anarchie appelle à « bâtir la nouvelle société dans la coquille de l’ancienne » en explorant l’égalité sous toutes ses formes. Il ne s’agit pas d’imaginer quel type d’organisation verrait le jour si les gens étaient libres de résoudre collectivement les problèmes mais de créer les conditions qui le permettent.

Au préjugé largement répandu qui suppose que la disparition de l’État entrainerait le chaos, David Graeber répond par quelques exemples et soutient qu’au contraire c’est imposer le respect de lois par la contrainte qui infantilise et génère des comportements déraisonnables. Traitez les gens en adultes en leur enlevant leurs pistolets et leurs avocats et ils se comporteront en adultes.

Il consacre un long chapitre au principe de consensus, utile et nécessaire pour mettre ne place un véritable processus démocratique, insistant notamment sur la nécessité d’une décentralisation radicale pour qu’il puisse fonctionner. Il précise aussi qu’il ne s’agit jamais de convertir les autres à son point de vue mais que les différences constituent de précieuses ressources communes et non un obstacle à la poursuite d’objectifs communs.

Il recommande l’action directe qui est l’obstination à agir comme si l’on était déjà libre. Aucun gouvernement n’accorde jamais volontairement de nouvelles libertés à ceux qu’il gouverne. Elles sont toujours conquises par ceux qui considèrent suivre des principes qui dépassent le cadre des lois et du respect des autorités en place.

Une révolution est une prise de pouvoir par des forces populaires qui cherchent à transformer la nature du système politique, social et économique d’un pays donné, généralement en suivant le rêve visionnaire d’une société équitable. David Graeber cite l’historien Immanuel Wallerstein qui considère que dans le dernier quart du millénaire précédent, les révolutions furent surtout une transformation planétaire du bon sens politique. Toutes ont permis des avancés au niveau mondial. À l’époque de la Révolution française existaient déjà un marché unique et un système politique mondiaux dominés par d’immenses empires coloniaux. Celle de 1848 fut accompagnée par des révolutions dans plus de 50 pays, permettant d’ouvrir la voie à l’instauration d’institutions inspirées de la Révolution française. La révolution russe de 1917 fut mondiale elle aussi car à l’origine du New Deal et des États providences en Europe. En 1968, la révolution éclate presque partout dans le monde contre les bureaucraties d’État. Leur héritage le plus durable est probablement la naissance du féminisme. David Graeber souligne qu’avant la Révolution française, celle-ci était inimaginable alors qu’une génération plus tard, même les plus conservateurs (prêtres, magistrats,…) en avaient accepté les idées au moins pour la forme. Les tentatives actuelles sont une rébellion contre la bureaucratie planétaire au service du marché (F.M.I., O.M.C., Banque mondiale,…). Les gouvernements déploient beaucoup plus d’énergie à surveiller, contrôler, sécuriser ces contestations et à imposer l’idée qu’aucun changement n’est possible, qu’à développer leur politique économique. La crainte des mouvements sociaux est telle qu’ils ont presque réussi à imposer cette idée par l’anéantissement des rêves et la contrainte au désespoir, au moment où le système capitaliste s’écroule.

En conclusion, David Graeber évoque quelques propositions même s’il précise que le changement doit se décider en cours de chemin et non pas suivre un programme pré-établi :

  • Il dénonce l’idéal puritain du travail comme vertu en soi, récompensé par un paradis de consommation. Le travail est une vertu lorsqu’il est utile aux autres, détaché de toute notion de productivisme.
  • Pour réduire la taille et l’emprise de l’État, il faudrait déjà diminuer l’ampleur de la bureaucratie.
  • Le communisme est en vérité la base de tout rapport social amical et le capitalisme n’est qu’un communisme mal organisé. De même, nous agissons comme des anarchistes chaque fois que nous nous comprenons sans recourir à la menace ou à la force. Il ne s’agit donc pas de construire une société à partir de rien mais d’élargir des zones de liberté dans la société existante, jusqu’à ce que la liberté serve de principe d’organisation absolu.

« Ce n’est pas le manque d’imagination qui pose problème, ce sont les systèmes de dette et de violence créés pour étouffer le potentiel de l’imagination humaine ou pour qu’elle ne serve qu’à créer des produits financiers dérivés, de nouveaux systèmes d’armements. » Il affirme que nous sommes déjà libres et que les révolutions de 2011 ont libéré beaucoup de personnes des chaînes qui entravent l’imagination collective. La démocratie est simplement notre capacité à nous rassembler, comme des êtres raisonnables et à trouver des solutions à nos problèmes communs.

La lecture de ce texte résolument optimiste est salutaire car David Graeber définit des enjeux importants avec une grande clarté et surtout les montre à notre portée immédiate.

Bibliothèque Fahrenheit 451, 16 février 2017

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