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8 novembre 2019

Être le concierge de ses électeurs

Extrait du livre de l’auteur intitulé Lettre d’un député inquiet à un premier ministre qui devrait l’être, publié chez Lux, en librairie le 8 novembre.

« La majorité des élus se voient comme les concierges de leurs électeurs ! » me lance Luc Ferrandez, attablé dans un café de l’arrondissement dont il a été le maire pendant dix ans. Cette phrase assassine est sa réponse à la question toute simple que je viens de lui poser : « Pourquoi nos gouvernements échouent-ils en matière de lutte aux changements climatiques ? »

En toute rigueur, il n’y a pourtant pas de honte à être le concierge de ses électeurs, car qu’est-ce qu’un élu, sinon une personne responsable d’entretenir des institutions qui ne lui appartiennent pas. Mais du service à la servilité il n’y a qu’un pas, et ce que Luc Ferrandez me confie ce jour-là, je crois, c’est que la plupart des élus préfèrent flatter l’opinion publique qu’encourager les gens à agir pour le bien public. À plus forte raison s’il est question d’environnement.

Monsieur le premier ministre, je ne voudrais pas être trop dur avec vous. Vous avez de grandes responsabilités, mais la triste vérité, c’est qu’il n’est pas facile, en politique, de défendre l’écologie. Luc Ferrandez en sait quelque chose. La cohérence et la fermeté de son action contre l’omniprésence de la voiture en ville ont fait de lui un maire très populaire dans son arrondissement, mais cela a aussi fait de lui une figure honnie, diabolisée, détestée par une bonne partie du Québec.

Je connais peu de politiciens qui ont été l’objet d’attaques aussi violentes dans les médias et dans la rue. Ces injures, souvent gratuites, il les a reçues pour avoir appliqué avec fermeté une politique d’aménagement urbain écologique qui est pourtant la norme dans de nombreuses villes du monde. Mais cette norme n’étant pas la nôtre, on l’a sans difficulté fait passer pour une forme de démence. Ferrandez a été toutes ces années une sorte de « survenant » sur la scène politique québécoise. Comme le personnage du roman de Germaine Guèvremont, on le trouvait intrigant, on pouvait même ressentir de l’affection pour lui, mais éternel corps étranger, il était redouté et faisait l’objet de bien des mesquineries.

Déchaînement médiatique

En 2012, pendant la grève étudiante, nous avons goûté à une telle médecine […]. Ainsi, monsieur Legault, des journalistes et des éditorialistes sérieux nous ont qualifiés de « têtes brûlées », de « vipères », de « personnalités troubles », on a écrit que « l’on pourrait compter sur le petit Nadeau-Dubois pour diriger des camps de rééducation dans un futur Kébékistan » […].

Loin de moi l’idée de m’apitoyer sur le sort des acteurs politiques, car je dois l’admettre, j’ai aussi connu les joies et les privilèges que procure immanquablement le statut de personnalité publique. On m’a soutenu, encouragé et parfois admiré en 2012, et j’ai gagné depuis deux élections à titre de député, un appui de la population qui, vous le savez mieux que moi, est toujours émouvant.

Ce versant de la vie publique est nettement plus agréable que les tempêtes que ne manquent jamais de provoquer les décisions difficiles ou les luttes pour des changements qui heurtent nos habitudes. Je sais donc d’expérience que vous, comme moi, comme tous les hommes et toutes les femmes politiques, nous ne passons pas une journée sans réfléchir à l’effet de nos faits et gestes sur l’opinion publique, c’est-à-dire sur les médias qui s’en font les représentants.

On craint comme la peste la colère de l’opinion, les dérapages médiatiques, les faux pas, et rien ne nous satisfait plus que de réussir à passer nos messages […]. Mais, ainsi soumis aux contraintes du système de l’opinion publique, avec ses lentilles de caméras, ses lumières aveuglantes, ses micros tendus, ses questions lancées à la volée, nous sommes condamnés à nous cramponner à des répliques ou des messages de trente secondes.

Dans notre univers, deux minutes, c’est déjà une éternité. Pour éviter le ridicule, les politiciens doivent ainsi trop souvent s’interdire de penser. Les citoyens, quant à eux, sont malheureusement réduits à fonder leur jugement politique sur la capacité qu’ont les députés et les ministres à se plier à ces contraintes médiatiques […].

Il faut plaire, impérativement, ou à tout le moins choisir habilement à qui déplaire, pour survivre dans cet univers. C’est en outre pour cela qu’il est beaucoup plus facile, en politique, d’enfoncer virilement des portes ouvertes que de travailler laborieusement à transformer en profondeur la société.

Gabriel Nadeau-Dubois, Le Devoir, 8 novembre 2018

Photo: Jacques Boissinot / La Presse canadienne

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