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15 décembre 2019

Il y a du macaque chez le piéton qui attend au feu rouge

En étudiant le comportement des Français et des Japonais aux feux rouges, des éthologues nous font voir le passage piéton d’un autre oeil. On constate que le piéton est au fond assez proche du mouton et du macaque.

Le passage piéton le plus célèbre du monde est celui qui figure sur la pochette d’«Abbey Road», le disque des Beatles sorti en 1969: ces six lignes blanches peintes sur la chaussée londonienne sont inscrites au Patrimoine national britannique depuis 2010. L’un derrière l’autre, John, Ringo, Paul et George traversent comme des oies ce passage piéton qui se dit zebra crossing (passage zébré) en anglais. Voilà déjà des oies et des zèbres. On verra avec l’éthologue français Cédric Sueur qu’on peut y ajouter des moutons et des macaques. Le passage piéton fait surgir toute une ménagerie.

Cédric Sueur est éthologue et maître de conférences à l’Université de Strasbourg. Avec Marie Pelé et Jean-Louis Deneubourg, il vient de publier deux études qui prolongent un travail entrepris il y a quelques années sur l’Homo sapiens confronté aux feux rouges. Il en ressort que le passage piéton est beaucoup plus intéressant que l’usager l’imagine. L’éthologie nous le révèle sous un jour inattendu.

En se faisant suivre par de jeunes oies cendrées qui l’identifiaient comme leur mère, Konrad Lorenz a beaucoup contribué à faire connaître cette discipline scientifique qui étudie le comportement animal sans en exclure l’être humain. C’est ce que Cédric Sueur souligne d’emblée: «En éthologie, quand on travaille sur le collectif, il n’y a pas de grandes différences entre les espèces animales et les hommes.» Lui-même est passé des unes aux autres un peu par hasard, à la faveur d’un séjour au Japon.

Des macaques japonais

Cela remonte à 2011. Cédric Sueur et Marie Pelé (éthologue comme lui) s’étaient rendus au nord de l’archipel, là où vit le macaque japonais. L’animal vaut le déplacement. L’éthologue ne s’ennuie pas en observant ces singes qui lancent des boules de neige, font du rodéo à dos de daim et se baignent dans des sources thermales à Jigokudani. On ne trouve pas de singe plus septentrional que ce macaque nippon et endurant, capable de supporter des froids extrêmes. Il méritait bien le livre illustré que Cédric Sueur, Marie Pelé et le photographe Alexandre Bonnefoy lui ont consacré: «Saru» (Éditions Issekinicho, 2016).

Lors de ce séjour, Cédric Sueur et Marie Pelé sont passés par Nagoya, où une chose les a frappés: les piétons japonais sont plus réticents que les Occidentaux à traverser la chaussée quand le feu est rouge. C’est le point de départ d’un travail comparatif qui va les amener à observer longuement quatr passages piétons au centre d’Inuyama et trois au centre de Strasbourg.

Les résultats publiés en 2017 confirment l’impression première. Quand ils sont seuls à attendre, 67% des Français traversent au rouge tandis que 6,9% des Japonais s’y risquent. Les premiers transgressent donc l’interdit dix fois plus que les seconds. En présence d’autres piétons, la propension à traverser au rouge se réduit pour les uns et les autres, mais elle devient alors vingt fois plus forte chez les Français que chez les Japonais: 41,9% à Strasbourg et 2,1% à Inuyama. La pression exercée par le regard des autres se révèle ainsi beaucoup plus forte au Japon qu’en France. Les éthologues ont aussi constaté que les femmes prennent moins de risques que les hommes dans les deux pays. «En règle générale, commente Cédric Sueur, on relève moins de variabilité au Japon, où les individus se comportent à peu près tous de la même façon. La différence entre hommes et femmes est donc moins forte.»

«En éthologie, quand on travaille sur le collectif, il n’y a pas de grandes différences entre les espèces animales et les hommes»


Cédric Sueur, éthologue

On ne traverse donc pas la rue partout de la même manière. Selon la culture qui est la sienne, le piéton accepte ou refuse la discipline collective dans des proportions variables. Le Japonais y consent plus facilement que le Français, plus individualiste et plus rétif à ce qu’on veut lui imposer. «Gaulois réfractaire», dirait Emmanuel Macron.

Il est d’ailleurs significatif que des intellectuels occidentaux associent le non-respect du feu rouge à l’affirmation du libre arbitre et à la résistance à l’ordre établi. C’est ce que fait James C. Scott, professeur de sciences politiques et d’anthropologie à l’Université Yale (États-Unis). Son «Petit éloge de l’anarchisme» (Lux, 2013) prodigue ce conseil: «Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable.»

L’éthologue voit les choses d’un autre oeil. Il ne s’intéresse pas à ce que les piétons ne respectant pas les feux rouges pourraient dire de leur comportement. Un sociologue ou un anthropologue les interrogerait. Mais pas l’éthologue qui observe, mesure et compare sans adresser de questions directes. Sa discipline peut être définie comme «une science sans parole».

En suivant cette méthode, l’éthologue aborde le passage piéton comme un lieu privilégié pour comprendre comment se prennent des décisions non seulement individuelles mais également collectives. D’expérience, tout le monde connaît cette situation. On attend aux feux et souvent on s’impatiente. Dans sa tête, on évalue à la fois la prise de risques et le gain de temps qu’on pourrait retirer d’un passage au rouge. Et, tout à coup, quelqu’un se lance. Certains hésitent, d’autres le suivent et il arrive alors qu’un emballement se produise: le premier parti entraîne derrière lui tout un groupe de suiveurs qui traversent à leur tour sans trop se soucier des risques. L’éthologie connaît bien ces phénomènes d’imitation. «L’être humain est un animal mimétique», rappelle Cédric Sueur. Le piéton l’est donc aussi: «La probabilité qu’il adopte un comportement dépend du nombre d’individus qui l’ont adopté avant lui.»

Les piétons de Panurge

Là encore l’étude des passages piétons fait apparaître des différences culturelles. En France, on est assez enclin à emboîter le pas de l’audacieux qui se lance au rouge. Au Japon, on est plus attentif au rapport entre le nombre de piétons partis et le nombre de piétons restants: si le premier groupe est moins nombreux que le second, ceux qui restent vont plutôt privilégier l’attente au bord du trottoir. «C’est un phénomène que des études ont aussi mis en évidence chez les moutons, commente Cédric Sueur. Si, dans un troupeau, quelques individus partent en courant, les autres ne suivront pas. Mais si la majorité du troupeau part en courant, tous les moutons suivront.»

Outre le mouton, on peut aussi rapprocher le piéton du macaque dont Cédric Sueur est familier. Pour sa thèse de doctorat soutenue en 2008, il avait étudié les déplacements des primates non humains. Comment les macaques de Tonkean (île de Sulawesi, Indonésie) décident-ils de se rendre à un endroit plutôt qu’à un autre? La prise de décision collective n’est pas sans rappeler celle du piéton arrêté au feu rouge.

Cela ressemble un peu à un vote. Dans le groupe de macaques, un individu prend l’initiative d’avancer de quelques mètres dans une direction. Mais voilà qu’un autre individu fait de même en choisissant une autre direction. Dans le reste du groupe, chacun peut opter pour l’un ou l’autre selon ses affinités et le rejoindre. Mais la décision collective résulte aussi d’un «effet de seuil». À partir d’un certain quorum, le macaque ayant rallié le plus de congénères derrière lui entraîne le reste du groupe. Pour les Suisses, ces prises de décisions collectives en plein air rappellent bien sûr quelque chose: les macaques de Tonkean pratiquent la Landsgemeinde depuis plus longtemps que les Appenzellois.

Les mêmes «effets de seuil» interviennent sur les passages piétons, quand un certain nombre d’individus parvient à entraîner le reste du groupe. «Mais ce phénomène de masse critique s’observe également dans la vie des idées, ajoute Cédric Sueur. Quand une idée se retrouve partagée par environ 10% d’une population, elle se répand ensuite très vite dans la population restante.» Cela pourrait valoir pour les idées écologiques par exemple.

Dans l’étude qu’ils viennent de publier, Cédric Sueur, Marie Pelé et Jean-Louis Deneubourg ont procédé à une modélisation savante des comportements piétonniers. Pour la beauté du geste scientifique? Plutôt parce qu’ils estiment que cette connaissance peut être utile à des sociétés confrontées à une métropolisation croissante. De nombreux accidents de circulation se produisent en effet sur les passages piétons. Comment réduire leur nombre?

La Chine a choisi de dissuader la traversée au rouge par les moyens du Big Data et du contrôle social: dans plusieurs villes, des dispositifs de reconnaissance faciale ont été installés à des carrefours où la photo et les informations personnelles du contrevenant s’affichent en temps réel sur des écrans. Paradoxalement, des mesures de prévention corroborées par des études sur des moutons ou des macaques sont sans doute beaucoup plus civilisées.

Michel Audétat, Le Matin dimanche, 15 décembre 2019

Photo: Avant d’observer les piétons, l’éthologue Cédric Sueur a étudié les déplacements chez les primates non humains. Valentin Ivantsov/iStock Photomontage LMD

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