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30 octobre 2018

Pour la mémoire du monde

Le talent de conteur de Serge Bouchard, dont on connait surtout le travail à la radio, se transpose également à l’écrit. On peut ainsi prendre autant de plaisir à le lire qu’à l’écouter. Celui qui co-anime ces temps-ci l’émission C’est fou, sur les ondes de Radio-Canada, avait remporté le prix du Gouverneur général, dans la catégorie essai, pour Les yeux tristes de mon camion (Boréal, 2016). Le peuple rieur : Hommage à mes amis innus, écrit avec la collaboration de Marie-Christine Lévesque, a remporté le prix Victor-Barbeau (de l’Académie des lettres du Québec) et se trouve présentement finaliste pour le prix Spirale Eva-Le Grand. Serge Bouchard y raconte l’histoire (parce que c’est ce qu’il fait : raconter des histoires) de ce peuple qu’on appelait jadis les Montagnais, depuis leur arrivée sur ce continent jusqu’à leur présent, bien vivant. Pour l’auteur, il y a là un devoir de mémoire et d’espoir qui relève d’une « urgence nationale ».

Conscient et critique de sa propre posture, Serge Bouchard choisit, de manière décomplexée et humble,  d’être « un passeur de mémoire », comme on le disait de lui dans une récente entrevue pour Les Libraires. Sans parler pour les Autochtones, il leur donne la place qui leur revient dans l’épopée de ce continent. En ce sens, ce « mes amis » du sous-titre, loin de l’appropriation, détourne le paternalisme colonial pour plutôt signifier quelque chose comme : je suis Québécois et j’ai des amis innus, j’en suis fier, je les aime et je vais vous en parler. L’anthropologue avoue sans ambages : « L’identité innue me fascine, et sa résistance, et son intelligence, m’inspirent une profonde admiration. » Serge Bouchard sait aussi faire preuve d’autodérision. Car si les Innus sont rieurs, ils peuvent bien évidemment se moquer de l’anthropologue qui tente de les comprendre et de les étudier, s’il n’est pas très habile à la chasse ou s’il échappe son porte-monnaie dans le lac.

La face cachée de l’histoire

En plus d’inclure les Autochtones et leur point de vue dans l’Histoire, de souligner leur rôle et leurs contributions, leur présence et leurs aspirations, Serge Bouchard souligne la beauté et la richesse de la culture innue, de son identité et de sa langue, l’innu-aimun. Il s’agit d’un portrait flatteur de ce peuple millénaire comme il y en a peu. Des écrits des explorateurs à ceux des premiers historiens, en passant par les relations des missionnaires, on remarque bien souvent une certaine forme de mépris. L’anthropologue-ami ne se gêne pas pour critiquer ces « regards contradictoires », qui décrivent les abondantes richesses du territoire tout en insistant sur la « pauvreté » des premiers peuples. Il rend aussi hommage à ce paysage d’épinettes noires et aux « finesses de ce magnifique jardin boréal ».

Ce territoire est « un livre ouvert », dont les premières pages se sont écrites bien avant les premiers voyages de Jacques Cartier. Rêvassant sur une plage du Nitassinan, Bouchard nous amène au « crépuscule de l’âge glaciaire » pour observer « les derniers castors géants du Pléistocène », dont la tradition orale innue a conservé les traces. On voit passer les Vikings dans le Golfe du Saint-Laurent, puis « des navires anglais, normands, bretons, basques, portugais, espagnols, hollandais… », venus non pas pour découvrir la route des Indes mais plutôt pour pêcher la morue. On assiste aux premiers échanges entre les Autochtones et les Basques français, qui apportent toujours avec eux des dizaines de chaudron de cuivre à troquer.

La construction des premières maisons dans la réserve de Mingan dans les années 1970 nous amène à celle des premiers colons et au début de la cohabitation entre Européens et Autochtones dans ce qui deviendra le territoire (partagé pour les uns, usurpé pour les autres) du Québec. Nous suivons le fil de l’histoire à coup d’allers-retours dans le temps. La traite des fourrures s’organise puis cède sa place à l’exploitation forestière, qui dépossède les Innus de leurs terres. Les clubs de chasse et de pêche les empêchent ensuite de pratiquer leurs activités traditionnelles sans un permis. Pour répondre à leurs pétitions et à leurs revendications, les gouvernements les mettent en réserve, puis envoient leurs enfants au pensionnat : « Dans l’esprit de la loi sur les Indiens, il n’avait jamais été question d’avenir pour les Premières Nations. »

Le dernier des anthropologues

Comme le dit encore Bouchard : « J’insiste sur la violence coloniale, certes, mais aussi sur la dignité et la grandeur des peuples agressés par les politiques d’assimilation. » Aux côtés des épisodes plus sombres, qui nous permettent de mieux comprendre les mécanismes insidieux de la colonisation, ainsi que la résilience des Innus, on trouve des passages lumineux sur leur spiritualité, aussi méconnue que leur histoire. Serge Bouchard nous parle du Carcajou, de la pratique des os suspendus, des maîtres des animaux, de la scapulomancie, de la tente à sudation (matutishan), de la tente tremblante (kushapatshikan), de l’importance du rêve, du chant, du tambour (teueikan) et des grands rassemblements (makushan).

Il nous en parle en sachant que, puisque de plus en plus d’Autochtones prennent à leur tour la parole, « sur les scènes et les écrans, à la radio, dans les bibliothèques et sur les réseaux sociaux », ce seront eux qui écriront la suite : « l’histoire continue toujours de s’écrire ». Le chemin vers la décolonisation ne fait que commencer, car même si « nous parlons de plus en plus des Premières Nations » et malgré « la rhétorique de la réconciliation », un constat s’impose : « [l]e Canada et ses provinces ne s’apprêtent pas à se repenser, à se redéfinir en fonction de l’avenir des premiers habitants de ce pays. » S’il leur sera toujours utile d’avoir des amis et des alliés, les Innus et les autres Premières Nations, lorsqu’ils seront écoutés, n’auront plus autant besoin de ce type de passeur pour raconter leurs propres histoires. Serge Bouchard le sait, le souhaite. Le peuple rieur constitue ainsi le legs d’un anthropologue qui en appelle à l’espoir : « Les jeunes ont bien en main le bâton de parole, ils sauront s’en servir. »

 

Jonathan Lamy, Spirale, 30 octobre 2018

Lisez l’original ici.

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