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10 septembre 2018

Québec: sans subventions, quelles sciences sociales et humaines demain?

ENQUÊTE – Habitués aux températures vivifiantes, les éditeurs québécois ont vu l’hiver arriver bien plus tôt qu’à l’ordinaire. Une récente décision du Conseil des Arts, organisation chargée de la promotion culturelle et dotée d’un budget de soutien, a entraîné une redéfinition de la notion d’essai littéraire. Avec pour conséquence des subventions revues, au risque de perturber gravement l’écosystème éditorial fragile.

Le Conseil des Arts du Canada est une société fondée en 1957 pour séparer le pouvoir politique du financement de la Culture. Il a depuis pour vocation « la promotion des arts, des lettres, des sciences humaines et des sciences sociales ». En 1978, le gouvernement forme le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, laissant le Conseil des Arts du Canada uniquement responsable des arts.

Et pleinement conscient qu’un régime totalitaire pourrait contrôler, voire « manipuler l’activité culturelle à des fins de propagande », il fut établi que le Conseil serait alors « largement indépendant du gouvernement ». Et ce, en regard des « dangers inhérents à tout système de subvention du gouvernement central aux arts et aux lettres et à la culture du pays en général ». (voir ici)

Hausse des financements après des années de disette

A ce titre, il a reçu en 2016 une enveloppe de 550 millions de dollars sur cinq ans,  – permettant de doubler son budget. Dans le cadre de l’investissement Canada créatif de 1,9 milliard $ CA sur cinq années, le gouvernement du Canada investissait dans la culture et les arts. Cette somme devait « stimuler l’innovation, la créativité et la croissance dans le secteur culturel ». D’ici à 2021, l’enveloppe du Conseil augmentera considérablement, avec un changement d’orientation.

« Ces fonds seront associés à un nouveau modèle de financement simplifié et axé sur les résultats, qui permettra aux artistes, aux groupes, et aux organismes de définir leurs ambitions et leurs projets avec une plus grande latitude. » Bien entendu, l’octroi de subvention est conditionné au dépôt de dossier, et de la conformité avec le programme d’attribution des aides.

Or, à l’occasion d’une refonte complète de ses programmes, le CdA a modifié la définition de l’essai littéraire, la rendant désormais beaucoup plus restreinte. Dans sa nouvelle définion l’essai subventionnable doit être conforme :

Pour la catégorie essai littéraire, l’œuvre doit présenter un texte réflexif où le point de vue et l’opinion de l’auteur sont dominants. Les essais admissibles ont recours à un style littéraire et aux techniques propres aux genres narratifs. Ils doivent contribuer de façon marquée à la littérature, à l’appréciation des œuvres d’artistes ou d’auteurs canadiens ou encore à la connaissance des arts.

Si auparavant, les sujets « art, architecture, biographie, histoire, critique littéraire, nature, philosophie, politique, références, sciences sociales, sports et voyages » étaient expressément listés dans la définition de l’essai littéraire, la nouvelle définition laissent bien des éditeurs d’essais perplexes.

En somme, un essai qui toucherait à des sujets comme la sociologie, la politique, ou l’économie, ne rentrerait plus dans les cadres ? Le chef de la direction du Conseil, Simon Brault – auteur lui-même d’un essai sur la culture, No Culture, No Future, Le facteur C : L’avenir passe par la culture, aurait admis que cette définition est floue lors d’une rencontre avec les représentants de l’ANEL le 6 avril dernier.

Mais pour les éditeurs directement concernés à travers tout le Canada, ce revirement laisse craindre le pire.

Touche pas à mon essai

« Que le Conseil resserre ses critères de financement relève de son mandat, c’est donc normal. Mais il risque de laisser un type de livres totalement orphelin de financements », pointe Nicolas Levesque, des éditions Nota Bene. La littérature sera alors privilégiée par les aides, mais pour l’éditeur, la ligne est difficile à tracer.

« Cela toucherait donc les sciences humaines, et les maisons qui sont spécialisées en sciences politiques, histoire ou sociologie seront sévèrement frappées. » Mais le hic est qu’il s’agirait du seul secteur qui ne bénéficierait pas de financements.

« Tout ce qui est académique doit être pris en charge par les universités, l’alternative qui se dessine alors est simple : soit l’on est très vendeur, sans le financement, soit l’on est très universitaire. Il est très possible que la qualité de la pensée en souffre – avec des conséquences difficiles à mesurer pour les sciences humaines. »

D’autant, souligne Patrick Poirier, directeur général des Presses de l’université de Montréal, qu’une véritable incohérence se pose. L’un de ses auteurs, Roland Viau, avait obtenu pour son livre Amérindia le prix Gouverneur général, catégorie Essai. « Cette récompense relève du Conseil des Arts. Aujourd’hui, le livre de Roland ne serait plus admissible aux demandes de soutien. »
Le cas de Tenir tête (Lux éditeur), de Gabriel Nadeau-Dubois, lauréat en 2014 est un autre exemple de cette incohérence. À l’époque, Simon Brault avait d’ailleurs déclaré que « la voix de ces artistes et penseurs sont plus que jamais nécessaires dans un monde en quête de sens et d’espoir ».

Tenir tête serait-il admissible selon la nouvelle définition de l’essai littéraire ? Plusieurs en doutent.

Exercice de politique (non) fiction

Mais ironie mise à part, la situation devient sérieuse : si depuis plusieurs années, ce changement se profilait, et que Simon Brault avec son équipe n’auraient fait que mettre en application des consignes, on craint sérieusement pour l’avenir. « L’idée d’un organisme distinct, en mesure d’accorder des financements aux essais serait une alternative. En l’état, cette catégorie a toujours été le parent pauvre, à qui les romans ont longtemps volé la vedette – et les subsides », reprend Nicolas Levesque.

Avec ce constat pourtant implaccable : la population de lecteurs francophones sur le territoire canadien ne peut pas soutenir une édition par elle-même. Et ce, parce que le marché n’est pas assez important pour qu’une maison puisse publier sans un soutien initial.

Si les Etats sont de plus en plus frileux pour financer les idées politiques – de crainte des dérives extrémistes, sectaires ou autre – le revers de la médaille est que la pensée humaniste en souffre de la même manière. « On comprend que le gouvernement soit préoccupé de voir son logo sur des textes d’extrême-gauche ou d’extrême-droite. Et cela pose la question : comment la réflexion politique peut-elle être financée par l’Etat ? », interroge Nicolas Levesque.

Car la tradition est bien là : historiquement, dans les années 60 et 70, les grands essayistes québécois étaient majoritairement souverainistes. Ils plaidaient pour une séparation du Québec d’avec le Canada, et l’instauration d’un Etat, non plus d’une Province intégrée à la structure fédérale. « Restreindre l’essai à une seule approche littéraire est caduque : on ne sépare pas aisément la dimension  socipolitique du littéraire. Et c’est bien là toute une partie de notre héritage. »

Des solutions bancales pour l’instant

La création d’une nouvelle structure serait bien une solution, reconnaît Elodie Comtois, des éditions Ecosociété. Mais les fonds vont majoritairement au Conseil des Arts, qui vient, pour les cinq prochaines années, de voir son enveloppe doubler. Le Fonds du livre, autre organisme subventionnaire qui dépend de Patrimoine Canada, comme le Conseil des Arts, ne disposerait pas  de l’expertise nécessaire pour gérer la création d’un pareil projet.

Or, l’expertise littéraire, le Conseil l’a bel et bien. Et surtout, leur mission n’est pas la même. Le Fonds du livre soutient les éditeurs seulement sur la base de leur niveau de ventes (plus leur ventes augmentent, plus ils reçoivent de l’argent), quand le Conseil des Arts finance les éditeurs uniquement sur des bases qualitatives.

Au niveau gouvernemental, les éditeurs du Québec aurait tendance à se défier des actuels ministres autant que des précédents. « À l’image de Mélanie Joly qui par le passé a fait des cadeaux à Netflix, il est périlleux d’attendre d’eux des actes positifs », précise un éditeur.

Et de lister les récriminations : focalisation sur le numérique, sur le « Canada créatif », sur l’exportation. « Pas vraiment sur la nécessité d’une littérature d’idées forte pour que les citoyen.ne.s puissent être informés et forgent leur esprit critique… »

A cela s’ajoute que, ce 26 septembre, toutes les maisons devront rendre leur demande de financements. Pour Elodie Comtois, « cela nous place dans une situation schizophrénique, car nous devons à la fois faire de la contorsion intellectuelle pour nous plier aux nouveaux critères, et nous nous adressons à des fonctionnaires qui les appliqueront à la lettre, tout en travaillant politiquement à modifier ces critères » !

Le choix éditorial ou le choix des armes ?

Gilles Herman, des éditions Septentrion, déplore une fois de plus le souci performatif du gouvernement, pour qui l’édition n’a jamais représenté un enjeu essentiel. « Autour de cette question de l’essai, quelque chose nous menace gravement : on peut y lire un désengagement supplémentaire du Canada à l’égard de la vie démocratique. Et le débat d’idées. »

Sous le gouvernement du premier ministre Stephen Harper (en fonction de 2006 à 2015), l’approche politique fut simple : les entreprises privées ne devraient pas bénéficier d’aides. Les différents ministères avaient subi de vilaines coupes, mais Harper « y était allé mollo avec le serpe pour le livre », explique-t-on.

Après l’arrivée de Justin Trudeau, les idées conservatrices d’Harper ont laissé place à une approche libérale. Les reformes entamées voilà deux ans aboutissent – avec notamment le budget réévalué pour le Conseil des Arts. « Ce qui s’accompagne donc de nouveaux critères impliquant de revoir le programme de financement », note Gilles Herman.

« Reprenons : un essai qui fait la promotion des arts sera donc soutenu : l’histoire littéraire du Canada passerait, mais un essai sur la politique canadienne, le réchauffement climatique ou l’histoire du pays ne serait plus éligible. » Et quand les éditeurs se tournent alors vers Patrimoine Canada, la réponse est consternante : à qui doit-on couper les vivres pour vous en donner plus ?

Le multiculturalisme, un message fort du Canada

« Ce qui devient grave, c’est que cette mesure économique introduirait une ingérence dans les programmes éditoriaux. Un éditeur devra-t-il favoriser les recommandations pour obtenir les subventions ? »

Pablo Rodriguez, qui pilote le ministère Patrimoine Canada, s’est vu donner comme mission par Justin Trudeau de

Diriger le travail accompli dans l’ensemble du gouvernement en vue de renforcer l’avantage multiculturel du Canada. Vous devrez assurer la mise en œuvre d’un programme du multiculturalisme revitalisé et élaborer des initiatives en vue de célébrer la diversité et de favoriser une plus grande inclusion. (voir ici)

L’avenir serait donc à des textes évoquant la promotion du multiculturalisme canadien, ou encore évoquant les peuples autochtones, l’égalité des sexes, l’ouverture vers les minorités ? « Tous ces sujets sont d’excellentes sources de réflexion, pour comprendre et appréhender notre société », poursuit Gilles Herman. « Certaines maisons comme Remue-ménage avec le féminisme ou Ecosociété avec l’écologie ont d’ailleurs une politique éditoriale spécifique. »

Mais une uniformisation, pour répondre aux critères de financement aurait évidemment un effet désastreux et inverse. « On a comme le sentiment que la production éditoriale devrait refléter l’image d’unicité canadienne en cours de construction », déplore l’éditeur. « Personne ne nous contraindra à renvoyer l’image que le monde politique souhaite. Et si c’est ce que cherche le gouvernement, alors nous avons des questions à nous poser. »

Librairie Le port de tête à Montréal

Manque de transparence, manque de réponses

Le directeur général des PUM, Patrick Poirier, relativise : « Nous n’en sommes heureusement pas arrivés à ce point. Cela n’en rend pas moins le comportement choquant : on s’explique mal pourquoi restreindre et limiter la définition d’essai littéraire. Le Conseil a obtenu un budget plus significatif : en période de coupes, on se l’expliquerait mieux… »

Reste qu’il est inacceptable que le Conseil tente d’imposer une vision : « Son indépendance, vis-à-vis du gouvernement, en tant qu’organisme paragouvernemental, devrait nous mettre à l’abri de telles collusions. Leur travail est de valoriser toutes les diversités éditoriales possibles. Attendu que l’on parle d’art et de littérature, c’est l’unique position souhaitable. »

En outre, l’opacité qui règne rend les choses plus délicates encore. « Nous n’avons aucune réponse écrite à nos demandes. Par le passé, un dossier était accepté ou refusé sans commentaires. Cela ressemblerait presque à un financement à la tête du client », grince Gilles Herman. « Personnellement, on m’a expliqué que si je ne présentais que ma stricte production de fiction, faisant l’impasse sur l’essai, on me donnerait plus de moyens. »

Patrick Poirier abonde : « Notre financement, l’année passée, n’a pas évolué en regard des précédentes demandes. Nous sommes d’une certaine manière gelés. Et comme je ne parviens pas à avoir de discussion claire avec les responsables du programme, je ne sais pas où je peux aller. »

Avant de conclure : « Leur nouvelle définition fait très mal : certains essais, qui touchent aux sciences humaines et sociales, ont un rôle  immense à jouer dans le patrimoine littéraire. Tourner le dos à ce genre d’ouvrages, et ne plus les soutenir, c’est une décision très critiquable. »

Cette dichotomie entre essai académique et essai purement littéraire que financerait le Conseil des Arts pose problème et laisse de côté tout un pan de la littérature d’idées, plus grand public, qui ne reçoit pas de financement de la part de l’aide à l’édition savante et qui, sans financement du CdA, se retrouve menacé. Pourtant, le public est là.

Imaginons que demain les consignes changent…

« Nous avons donc besoin de ce financement du Conseil des Arts, qui a permis dans le passé à bon nombre de maisons d’édition de se structurer, et qui doit continuer de nous accompagner. C’est là un garant de la vie démocratique, du débat d’idées », proteste Elodie Comtois. Sans compter que les essayistes inspirent énormément les artistes dans toutes sortes de disciplines, leurs oeuvres sont souvent la matière première de toute une communauté artistique.

Essais subventionnés ?

« Le Conseil des Arts défend activement la nécessité de soutenir un art ancré dans la société. S’il veut être cohérent, il ne doit pas abandonner l’essai pour réaliser sa mission », conclut-elle.

Ce qui achève de préoccuper les éditeurs est en effet simple : si les sommes que verse le Conseil viennent compenser l’absence d’investissement du ministère dans le cadre de Canada créatif, alors comment expliquer qu’un organisme sensément à distance du gouvernement, en adopte si catégoriquement les positions ? Un observateur nous souligne : « Promouvoir la diversité est une bonne chose, mais en cas de changement de gouvernement, les thématiques soutenues seront-elles transformées ? »

Précisément tout ce qui était à l’origine de la création du Conseil. « Que des ouvrages critiques contestent la vision gouvernementale, c’est essentiel. Mais en réduisant le périmètre de financement de l’essai on voit l’écueil se profiler. Demain, seront subventionnées les oeuvres qui ne nuisent non seulement pas à l’image des élus, du gouvernement ou de notre Premier ministre, Justin Trudeau, mais avant tout à l’image du pays tout entier. »

Sans compter que pour les auteurs, la sanction sera immédiate : comment imaginer que leurs livres, non soutenus, seront publiés ? « Avec un bassin de 8 millions de francophones, et 4 millions de lecteurs potentiels, on peut difficilement faire vivre une maison sans soutien. Les auteurs seront donc les victimes immédiates », déplore une éditrice.

« L’essai offre un temps d’arrêt pour se plonger dans un sujet, pour découvrir la pensée complexe d’un.e auteur.e . Mais comme pour le roman ou la poésie, nous n’avons pas un bassin de population suffisant pour que ce lectorat finance seul la viabilité des projets. »

Selon nos informations, une rencontre est prévue avec le Conseil des Arts ce 12 septembre. À suivre, donc.

Nicolas Gary, ActuaLitté, 10 septembre 2018

Lisez l’original ici.

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