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3 décembre 2016

Un road trip à la Baie-James

En 1995, je publiais chez VLB éditeur un guide touristique de la Baie-James, écrit par Roxane Fraser. Pour marquer le coup, nous avions organisé un lancement à Radisson, la «capitale» de la Baie-James, en invitant un petit groupe de journalistes à faire avec nous le voyage en avion, puis en autobus.

Pour ma part, je découvrais l’immensité du Nord québécois, «là où l’œil peine à englober son paysage», la centrale hydroélectrique la plus grande au monde à l’époque, LG-1, et une nation amérindienne, les Cris, qu’on avait déménagés de l’île de Fort-Georges où ils habitaient auparavant, pour les relocaliser sur la terre ferme, dans le village de Chisasibi, de peur que l’île ne soit engloutie advenant l’effondrement du barrage. On sentait chez les Cris une certaine indigence, une extrême tristesse, celle des déracinés.

La journaliste indépendante Emmanuelle Walter a voulu percer le mystère de ce «Moyen-Nord» dont Blancs et Autochtones, ingénieurs d’Hydro-Québec, prospecteurs miniers, militants écologistes et trappeurs cris se disputent l’usufruit.

Profitant d’une tournée de routine que Roméo Saganash, élu député fédéral pour le NPD en 2011, effectue dans sa circonscription nommée «Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou», elle l’accompagnera pendant une semaine, à bord d’un robuste pick-up. Cette circonscription fédérale, c’est la plus vaste du Québec avec ses 844 000 kilomètres carrés, plus de la moitié du territoire québécois, mais avec une population d’à peine 80 000 habitants divisés en cinq groupes différents: «Les Abitibiens de la Vallée-de-l’Or; les Amérindiens algonquins de Lac-Simon et Kitcisakik; les Jamésiens, soit les habitants blancs de la Baie-James; les Amérindiens cris de la Baie-James; les Inuits du Nunavik». C’était un peu avant la mise au jour de la violence policière sur les femmes autochtones.

Qui est Romeo Saganash, né au bord du lac Mishigamish? se demande l’auteure. On découvre un nomade qui n’a pas vraiment de maison, un homme à l’identité multiple qui maîtrise quatre langues. Il a négocié aux Nations Unies la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, adoptée en 2007. C’est bien le seul député à avoir connu, dès l’âge de sept ans, les pensionnats religieux, «cette incarcération culturelle, linguistique et politique. […] Le soir même, on m’a rasé les cheveux», raconte-t-il.

L’aventure débute à Matagami, à 620 kilomètres au sud de Radisson. La route, construite entre 1971 et 1973, est dans un état lamentable. Elle en a vu défiler des camions hauts comme des édifices de deux étages. Les trous, les bosses et les ornières découragent bien souvent les rares touristes qui osent s’aventurer au-delà du kilomètre zéro.

«Quelque chose d’unique se déroule, loin là-bas au nord, en toute discrétion», nous dit l’auteure. Sans tambour ni trompette, on a mis sur pied un gouvernement régional qui rassemble Blancs, Autochtones et fonctionnaires québécois. Tous les deux mois, on y discute de tout, de l’aménagement du territoire, d’infrastructures et de routes, de logements, de services défaillants. «Il n’y a pas une seule seconde, pendant toutes ces heures de réunions, où la question de la coexistence des deux peuples, les colonisés, les colons, n’est pas sur la table.» Mais la plus grande harmonie règne, comme si les destins des uns et des autres étaient nécessairement unis dans une même quête du bonheur.

Cette normalisation n’a pas que ses bons côtés. La prospérité engendrée par la cession des richesses naturelles «a généré une grande détresse identitaire» et suscité de profondes divisions chez la nation crie. Tant de richesses a créé une illusion matérielle. «Les Cris continuent de souffrir d’alcoolisme et de toxicomanie», dénonce Roger Orr, un militant cri opposé à la Paix des Braves.

Mais cet ouvrage n’est pas seulement une longue liste des doléances des Autochtones. C’est aussi un livre d’émerveillement. Celui de Romeo Saganash, capable de s’émerveiller même après toutes ces années passées à marcher son territoire, et celui de l’auteure, qui découvre la taïga et les tourbières, les rivières joyeuses et bruyantes, les sols ocres et roses, les promontoires rocheux en forme de «seins de géantes», les forêts calcinées, les fleurs de thé du Labrador.

Jacques Lanctôt, Le Journal de Montréal, 3 décembre 2016

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